Jour 31 et "Trois fenêtres sur la vie" de Denis Sieffert. Journaliste et ancien directeur de publication de Politis, il a écrit plusieurs livres notamment sur la situation du Proche Orient. Merci pour cette jolie digression depuis notre fenêtre de confinés.

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Trois fenêtres sur la vie

Le confiné est un drôle de prisonnier. Il n’est là sous le joug d’aucune dictature. Il ignore la durée de sa peine et le jugement dernier de la nature. Il se demande si le virus qui le tient en captivité va disparaître, par miracle saisonnier ou vaincu par la science, ou si, au contraire, il va muter encore plus dangereusement. Le confiné ne sait même pas vers qui diriger son ressentiment ou sa colère. Contre un système, c’est-à-dire un peu de lui-même ? Contre un gouvernement ? Contre un laborantin chinois ? Contre un pangolin ? Il est pris dans ses contradictions. Il aimerait retrouver ses habitudes et son petit monde, mais il ne veut plus du monde d’avant auquel il a pris sa part de consommation et de jouissance. L’opposition croissance-décroissance le taraude.

Mais, par bonheur, il possède trois fenêtres d’évasion. La première, la vraie, s’ouvre sur le printemps. Il y voit, régulier comme une horloge, le bus 86 passer au ralenti, vide, toujours vide. Et un carré de ciel dépollué : « Le ciel est par-dessus le toit, si bleu si calme… », chantait Verlaine depuis sa prison de Mons. Le recueil portait un titre qui devrait nous inspirer…mais pas trop : « Sagesse ».

Une autre fenêtre lui est grande ouverte. Celle sur l’actualité. Il y suitjour après jour la bataille pour la vie. Sur tous les terrains : sanitaires, sociaux, scientifiques, politiques. Il s’y agace du trop de bavardages et des vaines polémiques. Mais il y admire la fécondité des idées et des solidarités. Le confiné essaie de s’en mêler un peu pour ne pas être inutile. Il mesure à chaque instant combien c’est difficile, face au fléau, de s’arracher à nos petites contingences politiques (qui sortira de la crise le mieux placé dans les sondages ?). Il se réjouit surtout que la pyramide des valeurs humaines soit remise d’aplomb : les petites mains, les petits bras et les têtes bien faites de la société enfin reconsidérés, sinon revalorisés. Mais il tremble à l’idée que la grosse machine économico-financière nous remette au plus vite dans son droit chemin et son ordre délétère. Nous serons alors libres comme l’air repollué, mais, de nouveau, captifs de la « machine ». Laquelle, revancharde après tout ce temps et ce profit perdus, prévoit déjà de nous imposer son moment autoritaire.

Heureusement, il y a la troisième fenêtre, celle que l’on ne peut nous contraindre à refermer. Notre bibliothèque. Une frénésie de rangement la fait revisiter. Le confiné y redécouvre ses livres fétiches : Au dessous du volcan, de Malcolm Lowry, ou La Montagne magique, de Thomas Mann, livre grandiose du confinement. Et puis, tous les livres politiques. On ne se refait pas. Il feuillette. Il les retrouve annotés au crayon de bois. On ne va quand même pas relire La dialectique de la nature, même si les mots résonnent plus que jamais en nous. De temps en temps, un titre méconnu attire le regard : Cure d’ennui, Gallimard, 1992. Un recueil d’articles et de chroniques de psys hongrois, au tournant des années 1920. Une idée plaisante : on s’ennuie, nous dit l’un des auteurs, quand on commence à regarder les mouches, car la mouche est « l’animal qui symbolise l’ennui ». Au moins, le confiné n’est pas guetté par cet ennui là. Et puis, il y a les livres que l’on n’a jamais osé lire. Les livres intimidants par leur volume, ou leur réputation. Et parmi eux, ce monument : L’ingénieux Hidalgo, Don Quichotte de la Manche. Un bon millier de pages dans l’édition de poche du Seuil. Traduction Aline Schulman. Après tout, commencer n’engage à rien. Voilà donc le confiné à cheval sur Rossinante, transporté dans l’Espagne du début du XVIIème siècle, à l’assaut des moulins, des moines bénédictins pris pour des monstres, ou attaquant un faquin qui rosse son valet de ferme : « Payez ce garçon sans attendre et sans répliquer, ou je jure, par le dieu qui règne sur nos vies, que je vous anéantis sur l’heure ». Don Quichotte est un justicier. Fou de justice. En raison de la grande confusion de son esprit, il lui arrive assez souvent de se tromper de cible. Cela peut nous arriver à nous aussi…Mais l’intention est toujours là, superbement humaine. Comme dans l’épisode des brigands conduits entravés par deux gendarmes à la galère. « Mais enfin, Messieurs les gardes, dit Don Quichotte, ces pauvres gens ne vous ont rien fait ». « Il n’est pas bien que des hommes honnêtes deviennent les bourreaux des autres hommes quand ils n’y ont aucun motifs ». Imagine-t-on ce discours aux CRS de Castaner ? Et les gendarmes ne tardent pas à goûter de la lance, de l’épée et de la « valeur du bras » du preux chevalier. Mais l’affaire tourne mal pour Don Quichotte finalement battu par les galériens qu’il a libérés et qui ne veulent rien lui devoir, pas même aller porter à Dulcinée un message du « chevalier à la Triste Figure ». Chez nous aussi, il n’est pas acquis que les sauveurs et les sauveteurs ne seront pas frappés d’ingratitude. Aussitôt remis en selle, Don Quichotte repart se porter au secours des petites gens. Les désordres de son esprit l’autorisent à critiquer, par le verbe et par l’épée, l’ordre oppressant qui règne sous la monarchie catholique. Il n’y a pas évasion qui nous ramène plus vite que celle-là à notre monde bien d’aujourd’hui. Nous ne l’avons d’ailleurs jamais quitté. Les journaux sont omniprésents, de plus en plus numériques — pauvre kiosquier ! —, et le déconfinement, et l’hydroxychloroquine, et Macron, et le décompte des morts, et Trump, et la Chine, et les postures politiques des uns et des autres. Mais ce moment en dehors du temps nous livre d’innombrables textes. Nous les lisons, par manie, et parce qu’il le faut absolument avoir un avis sur tout. Etant gravement incompétent sur les problèmes de molécules, le confiné s’interroge surtout sur le monde d’après. La question ne nous invite pas à la contemplation, mais au combat. La violence que nous subissons sera-t-elle révolutionnaire ? Ou fasciste ? Ou rien du tout. Un Don Quichotte collectif rendra-t-il justice à cette France d’en-bas, maltraitée et méprisée depuis si longtemps. Rêvons, mais sans délirer. Et apprenons ce qu’il y a de plus difficile : savoir parfois vivre avec le doute.