Jour 37 et un texte destiné à alimenter la réflexion syndicale « Service public: et après ? » qu’a bien voulu nous confier Anicet Le Pors.
« Ce 28 avril 2019 c’est le 120° anniversaire de la naissance de Maurice Thorez. Je n’ai à cela aucun mérite à m’en souvenir puisque c’est aussi le mien ( 89 ans) et que nous avons été tous deux ministres de la fonction publique et animateurs de l’élaboration du statut général des fonctionnaires en 1946 et 1983. » Un bel anniversaire donc!
Conseiller d'État honoraire, Anicet le Pors a exercé de nombreuses responsabilités politiques et sociales. Il fut notamment l’un des quatre ministres communistes sous les gouvernements Mauroy de 1981 à 1984, en charge de la Fonction publique et des Réformes administratives. Il est l’initiateur d’une réforme comprenant un nouveau statut des fonctionnaires et tendant à unifier les trois fonctions publiques (d’Etat, territoriale et hospitalière) accessibles par concours. Il a ainsi fait passer le nombre de fonctionnaires sous statut de 2,1 millions à 5 millions. est reconnu pour ses réflexions et son expertise sur les questions liées au service public, aux collectivités locales, à la laïcité et au droit d'asile.
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Service public: et après ?
On a quelque peine à imaginer dans le contexte du Covi 19 ce que peut être l’état d’esprit de ce secrétaire d’État auprès du ministre de l’Action et des Comptes publics, chargé de la fonction publique, mais honteux d’en faire état dans l’énoncé de sa qualification ministérielle. Il doit en effet, avec le concours de son administration de proximité (la direction générale de l’administration et de la fonction publique) élaborer, comme si de rien était, les projets de sept ordonnances et de la soixantaine de décrets en Conseil d’État prévus par la loi du 6 août 2019 dite de « transformation sociale », mais qui a en réalité contractualisé, managérialisé, dévoyé la conception française de la fonction publique. Et ce, dans une situation où les services publics, après avoir joué leur rôle d’ « amortisseur social » durant la crise financière de 2008, s’affirment aujourd’hui dans la pandémie comme le cœur des fonctions vitales de la nation. Soyons sans inquiétude, le secrétaire d’État ne pousse pas sa réflexion jusque-là. Adepte d’une stricte application du principe hiérarchique, il exécute sans broncher.
Il ne fait pas de doute cependant qu’après la pandémie et le confinement les choses ne seront plus tout à fait comme avant. Dans quelle mesure ? Telle est la question et nul ne peut se hasarder à prévoir avec trop d’assurance sur l’ampleur du changement qui interviendra. Les dominants, qui le demeurent, s’efforceront sans doute d’en limiter la portée jusqu’au point au-delà duquel leur ascendant politique serait menacé. Les partis politiques peinent à concevoir l’avenir faute d’un travail idéologique suffisant et d’une élaboration programmatique sérieuse. Le spontanéisme social est sans boussole, les idéologies de substitution et leurs gourous prospèrent. Dès lors, il est de la responsabilité de chaque citoyen et de chaque citoyenne d’apporter sa contribution à l’avènement des temps modernes, en responsabilité et en conscience. Au sein du mouvement social, il revient notamment aux organisations syndicales de faire l’effort nécessaire de renouvellement de la pensée et de l’action. Ce texte se veut une contribution personnelle concernant la fonction publique et le service public.
Sur la spécificité de la fonction publique
Par son importance économique et sociale comme par son contenu juridique, la fonction publique constitue la base principale sur laquelle doit se développer la réflexion. Je renvoie à cette fin au texte « Régression et modernité » du 15 novembre 2019 : introduction à l’assemblée générale annuelle du Centre départemental de gestion du Nord dont une synthèse est sur ce blog. Je ne rappellerai pas ici l’analyse de la politique du gouvernement en matière de fonction publique, mais seulement les orientations qui me semblent devoir être mises en avant. Seront ensuite examinées les conditions de convergence des analyses au sein de cette fonction publique à « trois versants », puis sur la base élargie de l’ensemble des services publics, enfin des secteurs public et privé.
La fonction publique est constituée d’un ensemble de travailleurs collectifs exerçant des fonctions spécifiques au service de l’intérêt général. Aucune transformation démocratique et efficace ne peut aboutir durablement sans l’engagement des fonctionnaires et le concours de leurs organisations syndicales dont la capacité de négocier avec le gouvernement doit être respectée (art. 8 du titre premier du statut général, loi du 13 juillet 1983).
Le statut actuel doit être assaini des dénaturations subies au cours des dernières décennies. Sur cette base pourrait être réalisée une véritable codification qui pourrait comporter des dispositions transposables, au moins dans leur esprit, aux autres personnels à statuts.
Les choix de base doivent être clairs : préférer la loi au contrat, la fonction au métier, l’efficacité sociale à la performance individuelle.
Cela doit conduire à une évolution du statut, le mettant en conformité avec l’évolution des besoins, des technologies et des relations internationales.
Il s’agit d’organiser rationnellement les travailleurs collectifs selon les spécialités et qualifications. Cela devrait entrainer la refonte de l’ensemble des grilles indiciaires qui n’ont pas évolué depuis des décennies. C’est la véritable solution pour rétablir les situations dégrafées de certaines professions (assistants sociaux, enseignants, soignants, chercheurs, etc.), par des revalorisations indiciaires importantes et pérennes (et non par des primes discriminatoires et fugaces à la Blanquer).
Cette remise en ordre est nécessaire pour engager une véritable gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences portant notamment sur les points suivants : redéfinition des corps, des cadres et des grades, organisation de multi-carrières et des systèmes de formation correspondants, définition stricte du recours aux personnels contractuels, réformes indemnitaires, mise en œuvre de la garantie de mobilité, égalité hommes-femmes, mise en place humaine du numérique, etc.
La réforme de la haute fonction publique serait alors analysée comme une conséquence de cette réforme d’ensemble[1].
La politique actuelle brouille les finalités du public (intérêt général) et du privé, accroit de ce fait le risque de conflits d’intérêts, conduit à une captation de l’action publique par la finance. À l’inverse, une démarche rationnelle doit prendre appui sur les enseignements de l’histoire (les tendances lourdes de l’expansion administrative, la socialisation des financements des besoins fondamentaux et de la cohésion sociale, la maturation des concepts et principes), cultiver la rationalité des choix de l’action publique, veiller au respect de l’éthique républicaine. Il y a là deux lignes stratégiques opposées. Au-delà du « Ici et maintenant » du néolibéralisme, il convient d’ouvrir la perspective sur tout le XXIe siècle.
Une conséquence pratique et symbolique : l’avenir de la fonction publique (comme de tous les services publics) ne peut être soumis au principe de l’annualité budgétaire : de façon pratique et symbolique, il faut sortir la fonction publique de Bercy. Il est aussi nécessaire de progresser théoriquement et fonctionnellement sur des questions comme celles de l’efficacité sociale, de l’articulation des dispositions du droit du travail entre secteurs publics et privés.
Enfin, et la situation actuelle y invite, il faut s’interroger sur l’évolution du monde et du genre humain. Contrairement aux thuriféraires du néolibéralisme qui proclament la fin de l’histoire et la victoire définitive du capitalisme, tous les éléments du présent contexte conduisent au contraire à miser sur les interdépendances, les coopérations et les solidarités, c’est-à-dire … les services publics. C’est pourquoi il est rationnel et raisonnable d’avancer l’hypothèse d’un XXIe siècle « âge d’or du service public »[2].
Sur une stratégie de convergence statutaire
Les considérations qui précèdent chargent les salariés du secteur public d’une responsabilité particulière qui les oblige vis-à-vis de l’ensemble des salariés. Alors que les dominants actuels sont parvenus à faire du contrat individuel de droit privé la référence sociale majeure du salariat, il convient d’inverser cette logique et de faire des statuts législatifs et réglementaires cette référence. Une telle stratégie pourrait s’ordonner selon les trois stades suivants.
Le 24 janvier 2017 la CGT a organisé, au niveau confédéral une journée d’étude pour marquer le 70eanniversaire du statut général des fonctionnaires créé par la loi du 19 octobre 1946, regardé comme statut fondateur de la conception moderne de la fonction publique française. Cette initiative a souligné l’unité des trois versants relatifs à l’État, aux collectivités territoriales et aux établissements publics hospitaliers, établie par le statut fédérateur initié par la loi du 13 juillet 1983, autour de trois thèmes : égalité, indépendance, responsabilité. L’affirmation de l’unité juridique a posé les questions d’une réflexion commune sur le service public sur l’unité de démarche revendicative dans le respect des spécificités des fonctions publiques.
Il ne semble pas pour autant que des progrès substantiels aient été réalisés depuis dans le sens de la convergence des réflexions et des démarches. L’appréciation de la situation reste essentiellement du ressort des organisations syndicales sectorielles. On peut aussi s’interroger sur le rôle qu’une organisation commune plus poissée pourrait jouer dans le contexte de crise actuel et dans l’avenir. Plus généralement : quelle fonction publique voulons-nous pour ce XXIe siècle s’il promet d’être celui de la promotion des services publics ? L’analyse présentée dans la première partie de ce texte pourrait s’inscrire dans ce débat.
Les services publics rassemblent les 5,5 millions de fonctionnaires ou assimilés (un cinquième), les agents des entreprises publiques et des établissements et organismes publics divers que l’on peut évaluer à environ 800 000 salariés, l’effectif étant variable selon la définition du service public que l’on retient. L’ensemble représente environ 25% de la population active. Mais d’autres dépenses publiques doivent être prises en considération, comme celles de l’assurance chômage ou l’indemnisation du chômage partiel dans la crise actuelle. Au total, c’est sans doute la moitié des salariés qui, aujourd’hui, est rémunérée sur fonds publics. Démentant les annonces répétées des néolibéraux, la dépense publique, les prélèvements obligatoires et l’endettement national poursuivent leur croissance inexorable dans une crise systémique.
Cela devrait conduire à mettre au premier rang de l’action publique la question de la propriété publique et corrélativement celle des statuts des agents des services publics hors fonction publique. Ceux-ci se sont le plus souvent vus reconnaître un statut à partir de dispositions prévues par les lois de nationalisation renvoyant à des décrets le soin d’en établir les dispositions réglementaires. Ces salariés ont cependant été considérés avec les fonctionnaires comme « personnels à statuts ». Il est donc assez naturel de réfléchir à la convergence des situations et des actions concernant l’ensemble de ces salariés dont la vocation est de servir l’intérêt général dans des activités de services, de productions ou de recherches. Ces réflexions ont été développées dans les différentes entreprises publiques tout comme dans les fonctions publiques[3]. Dès lors, on peut penser que leur mise en commun et leur développement gagneraient à être partagés au bénéfice de la satisfaction de l’ensemble des besoins fondamentaux de la population. Quel secteur public, quels services publics et quels statuts législatifs ou réglementaires devons- nous concevoir dans le XXIe siècle ?
Et encore au-delà ne faudrait-il pas que les personnels des services publics s’intéressent plus directement au travailleurs du secteur privé, ne serait-ce que pour contester l’idée répandue et entretenue par les adversaires du service public assimilant la fonction publique à une privilégiature ? En 2009, la CGT avait pris position en faveur d’un « nouveau statut du travail salarié »[4]. Une réponse aurait pu être la généralisation, au motif de l’égalité, des conventions collectives couvrant le privé comme le public assorties de la généralisation des contrats individuels. Cela conduirait à tirer l’ensemble des salariés vers le bas, à aligner le public sur le privé ainsi que le tente le gouvernement actuel.
La solution retenue a été celle de la reconnaissance, dans le cadre d’un progrès d’ensemble de la condition salariale, de la spécificité du service public justifiant notamment l’existence d’un statut général des fonctionnaires bénéfique pour ceux-ci comme pour tous les citoyens et citoyennes[5]. Il ne s’agit pas pour autant d’une généralisation de l’application de statuts à l’ensemble des travailleurs, mais plutôt d’assurer la convergence de leurs situations statutaires respectives ce qui passe principalement par le renforcement des garanties législatives régissant leur condition et non le développement de positions contractuelles précaires[6]. Cette globalisation de la question statutaire appelle, à l’évidence, un travail de grande ampleur.
[1]Voir néanmoins : « Faut-il supprimer l’ENA ? », L’Humanité, 26 avril 22019.
[2]G. Aschieri et A. Le Pors, La fonction publique du XXIesiècle, Paris, Éditions de l’Atelier, 2015.
[3]Voir, par exemple, à l’initiative de l’Institut d’histoire sociale Mines-Énergie CGT, « 1946-2016 : de la nationalisation à la déréglementation. Et maintenant ?», Cahiers de l’IHSME, Colloque des 21-22 juin 2016.
[4]« Nouveau statut du travail salarié », Le Peuple, 17 juin 2009.
[5]Repères revendicatifs, fiche n°6, 2011.
[6]A. Le Pors, « Pour un statut des travailleurs salariés du secteur privé », Revue du droit du travail, mars 2010.