Jour 23 et au menu « Poulet d’or » huit nouvelles de Jacques Gilbert de l’écrivain landais Patrick Fort. Ce personnage décrit par son auteur comme un bénéficiaire du RSA, fin lettré, qui a le chic pour se trouver au mauvais endroit, au mauvais moment.
Patrick Fort est l’auteur de « Après nous » où il décrit les derniers jours de Celestino Alfonso l’espagnol de l’armée Manouchian. Il écrit depuis 2018 pour Gallimard où il a publié « le voyage à Wannsee » et «le foulard rouge ».

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POULET D’OR

Il gisait au milieu des poulets décongelés, la tête et le corps recouverts de cageots. Plus beau qu'une pomme flétrie sortie d'une nature morte de Cézanne.
L'inspecteur Lemaire, arrivé en premier sur les lieux, cru tout d'abord qu'il dormait, qu'on l'avait fait se déplacer pour rien. La victime donnait en effet une impression de sérénité. On aurait même pu se méprendre, croire qu'il souriait, bercé par un rêve agréable dont lui seul connaissait le secret.
N'eut été l'entaille profonde qui lui avait labouré le cou d'une extrémité à l'autre. L'artère carotide sectionnée, le sang avait coulé sur sa chemise, formant des caillots noirs. Le froid qui régnait à l'intérieur du bâtiment avait accéléré le processus de coagulation.
Sous le macchabée, la flaque d'urine, qui avait coulé jusqu'à la porte, donnait une première indication : il avait su qu'il allait mourir. Son sphincter vésical l'avait lâché au plus mauvais moment.
En se penchant pour examiner le corps, l'inspecteur remarqua, dépassant de la poche de la veste du mort, un paquet d'étiquettes. Il pensa qu'elles devaient être collées sur les emballages de poulets. Il s'en saisit. Les dates de péremption étaient passées d'une semaine.
Ce détail resta ancré dans sa mémoire, sans qu'il sache pourquoi.

Le jour où un travail a été proposé à Jacques Gilbert

Le plus important dans la lecture, c'est la position.
Si vous avez acheté le dernier roman de Jim Harrison et que vous êtes assis sur une chaise bancale, votre lecture s'en trouvera affectée. Si votre chaise-longue couine, la poésie de Rimbaud n'aura plus la même saveur.
Bizarrement, la lecture de National Hebdo s'accommode bien à la lunette des toilettes.
Quand je lis s'instaure un rituel qui obéit à de règles précises, règles auxquelles je ne déroge jamais. Je suis d'une maniaquerie à faire pâlir Claude François.
Il faut que je sois allongé. Les tiroirs de ma commode ne doivent pas dépasser. Si la porte de mon armoire est entrouverte, c'est plus fort que moi, je me lève et je la ferme à clé. Le coussin doit être bien calé sous ma nuque et le marque-page bien à sa place dans le livre. Aucun bruit ne doit me distraire. J'ai pris la sage précaution d'aller aux toilettes avant. Si toutes ces conditions sont remplies, je peux alors enfin commencer ma lecture. Parfois, il m'arrive de mettre une demi-heure avant de débuter. Le pire se produit quand la sonnerie du téléphone ou que le bourdonnement sournois d'une mouche vient vous perturber, en plein milieu d'un paragraphe. Quand c'est une mouche, je ne poursuis pas avant de l'avoir réduite au silence. Question de principe. Pour le téléphone, je ne réponds que si l'on insiste.
C'est ce qui s'est produit aujourd'hui. Pas la mouche, le téléphone. En maugréant, j'ai daigné me lever au bout d'une quinzaine de sonneries. Pour que l'on insiste autant, ce devait être sérieux ou grave. J'ai mis dans mon « allô ! » le plus d'agacement possible. Mon interlocuteur devait comprendre que ce n'était pas le moment. Les bonnes manières se perdent et pire, j'allais devoir reprendre mon rituel à zéro.
« Monsieur Jacques Gilbert ? me demanda une voix jeune que je ne reconnus pas tout de suite.
- Lui-même.
- Bonjour. Ici Sabrina Lamure, votre assistante sociale.
- Oui. Bonjour. En quoi puis-je vous être agréable, ma-de-moi-sel-le Sa-bri-na La-mu-re ? ai-je répondu d'un ton moqueur, prenant bien le soin de détacher toutes les syllabes.
- Votre droit au RSA se termine dans un mois et vous n'êtes venu à aucun des rendez-vous que je vous avais fixés. Il faudrait que je vous voie impérativement demain matin à 9 heures. Sinon, votre allocation sera suspendue. Mon chef de service est à cheval sur les contrats d'insertion, vous savez. Et le vôtre n'est pas à jour. Je suis vraiment désolée mais c'est la réglementation. Vous devez faire preuve de bonne volonté. A ce sujet, j'ai trouvé un travail pour vous. De deux semaines. Ce n'est pas mirobolant mais c'est un premier pas. Je vous en dirai plus demain. Monsieur Gilbert ? Vous m'entendez ? Tout va bien ? ».
J'ai pris un coup de massue sur la tête. Ou plutôt deux. Plus un uppercut vicieux dans le bas-ventre précédé d'une droite énergique dans le menton. Myke Tyson n'aurait pas été plus efficace pour m'assommer.
A ce moment précis, à choisir, j'aurais préféré qu'un essaim de mouches mesquines volètent gaiement dans ma chambre. Des coriaces. Qui se frottent les pattes quand vous vous approchez doucement pour leur régler leur compte. Et s'envolent quand votre main n'est plus qu'à cinq centimètres.
Non, c'était la délicieuse Sabrina Lamure, 24 ans, fraîchement diplômée de l'Institut des Travailleurs Sociaux de Pau.
Elle venait me martyriser sous la pression de son supérieur hiérarchique. En traquant les bénéficiaires délabrés par la souffrance psychosociale, comme on le lui avait si bien enseigné. Mais récupérables. L'espoir est toujours là. C'est le désaccord épineux qui existe entre moi et l'administration. Je ne m'estime pas irrécupérable. Je ne demande qu'à terminer un roman quand j'ai commencé à le dévorer. En toute tranquillité. L'idéal de Jacques Gilbert s'arrête là. Je reconnais que ce n'est pas un programme ambitieux mais j'essaie de m'y tenir coûte que coûte.
Je n'ai pas osé refuser ce rendez-vous - mais avais-je d'autre choix ? - et j'ai raccroché ce foutu téléphone d'un geste sec, pour marquer le coup. Vu que j'étais tout seul dans la pièce, l'effet est tombé un peu à plat.
Dans la France à venir, cette France où les lève-tôt, qui partent au travail la mine réjouie, allaient devenir des héros, il est clair que j'étais mal barré pour servir de modèle.
A cette colère a succédé assez vite une incompréhension totale.
J'allais devoir abandonner mes livres, ma vie bien réglée pour accepter un boulot médiocre et sans intérêt. Le maintien de mon RSA en dépendait. J'avais envie de pleurer de rage face à cette terrible injustice. Qu'avais-je fait pour mériter ce châtiment ? Pourquoi la société s'était-elle construite autour du travail ? Choisir la sieste aurait eu des effets plus bénéfiques pour nous tous.
Puis est venue l'angoisse.
J'étais comme un héros kafkaïen broyé par une machination implacable. J'avais beau lutter, me débattre de toutes mes forces devant cette situation absurde, la réalité brutale du monde me rattrapait. Aux prises avec les tentacules monstrueuses d'une pieuvre pugnace à tête de Sabrina Lamure.
Au bout de deux heures d'interrogations métaphysiques de haut vol, j'ai réussi à me raisonner. Ma réaction était, vous en conviendrez, quelque peu disproportionnée. Je tentais de me rassurer. Tout Goethe qu'il était, ce cher homme devait bien éplucher des patates de temps en temps. Et Byron, entre deux chants de son « Dom Juan », allait aux toilettes, comme tout un chacun. Alors pourquoi Jacques Gilbert ne se frotterait-il pas à la réalité du monde et ne travaillerait-il pas ? Juste pour voir. Un peu à titre expérimental.
La culpabilité a pris alors le relais et s'est invitée, l'air de rien, dans mon trois pièces.
La charmante Sabrina Lamure ne me persécutait pas mais désirait tout simplement m'aider. Pure conscience professionnelle. Je fis preuve de compassion et me mis à sa place. Elle déplaçait des montagnes pour améliorer la vie des plus démunis mais qui l'aidait à elle ? Les lamentations des fracturés et des laissés pour compte de la société, qu'elle entendait à longueur de journée, devaient sûrement la rendre insomniaque. Et certains soirs, lutter pour ne pas céder au découragement devait être assez compliqué.

Et moi, Jacques Gilbert, champion toutes catégories du poil dans la main, je ne l'aidais en rien, campant sur mes positions, cultivant une mauvaise volonté dégoûtante. J'ai eu envie de me racheter en prenant une grande résolution.
Il arrive souvent que nos actes dépassent nos pensées sans que nous en connaissions les raisons profondes.
J'ai décidé que ce serait un Jacques Gilbert nouveau qui, demain, se présenterait devant Sabrina Lamure.
Motivé, poli et tiré à quatre épingles, désireux de se racheter.
Un bon toutou à sa mémère, gentil et obéissant.
Un assisté modèle qui veut s'en sortir et abandonner, pour de bon, son statut d'intermittent de la société. Sans être pour autant porté par une motivation débordante, je vous rassure tout de suite. Juste pour faire illusion en quelque sorte. Ou se prouver à soi-même que l'on peut changer.
A y bien réfléchir deux semaines de travail, ce n'était pas la fin du monde après tout.
Sauf à l'usine « Poulet d'Or »...

Le jour où Jacques Gilbert a accepté de travailler

Sabrina Lamure possédait cette beauté fragile qui déclenche en vous une vocation de chevalier servant dès que vous croisiez son regard.
Un visage aux traits fins encadré par des cheveux blonds légèrement ondulés ; des yeux bleus marqués de légers cernes ; une bouche fine au sourire mélancolique. La lueur juvénile de son regard désavouait la fermeté du ton qu'elle employait pour gommer sa jeunesse. Elle s'efforçait d'être plus âgée qu'elle ne l'était car sa fonction l'exigeait. Elle se protégeait ainsi des attaques extérieures. Il est dur de s'affirmer à 24 ans, surtout dans ce type d'emploi.
En la voyant, vous aviez envie de lui dire « oui » rien que pour qu'elle soit contente. Et vous saviez que vous accepteriez tout ce qu'elle vous proposerait, sans trop savoir pourquoi, juste pour être agréable. Au centre social de mon quartier, dans ce bureau vétuste, aux murs beiges et tristes, assis sur cette inconfortable chaise en bois, je me prenais pour Lancelot du Lac. Sabrina Lamure était ma Guenièvre.
Même Chrétien de Troyes en aurait été tout remué.
J'attendais ses directives, maîtrisant tant bien que mal mon émotion.
J'étais sous le charme. A la limite demeuré. Je buvais ses paroles et ne comprenais qu'à moitié ce qu'elle me disait. Subjugué.
Vous ne me croirez jamais si je vous avoue que, moi, Jacques Gilbert, dont le titre de gloire est d'avoir réussi à épuiser plus d'une assistante sociale, je me suis laissé piéger !
Comme un bleu malgré mes 15 ans de RSA.
J'ai dit « oui » à cette foutue mission de 14 jours que l'on me proposait chez « Poulet d'Or ».
Le pire était que ma joie était sincère. J'étais limite plus enthousiaste qu'un SDF qui apprend qu'il a gagné deux semaines de vacances, en pension complète, à la Martinique. Voire même plus, c'est pour vous dire.
Avec le recul, j'aurais du changer de registre, essayer une autre méthode. Comme par exemple la courtiser, façon fin'amor, déguisé en troubadour, la cithare à la main, improvisant un douloureux chant d'amour pour qu'elle comprenne les sentiments que sa beauté m'inspirait. Mais je n'ai rien tenté en ce sens et je suis resté silencieux. Ma quête du Graal à moi allait se résumer, comme elle me l'expliquait avec moult détails croustillants, à ranger des poulets fermiers - tués, plumés, vidés - dans des cageots, dans une chambre froide, par -10°C.
Que l'on peut être stupide devant un joli minois.

Le Grand Jour est enfin arrivé

Me voici devant le portail de l'usine agro-alimentaire « Poulet d'Or », dans la zone industrielle paloise. Droit dans mes bottes mais surtout vacillant pour de multiples raisons.
Il est 6 heures du matin. Les yeux encore engorgés de sommeil, j'ai du mal à marcher. J'ai mal aux jambes, mes mollets sont douloureux. Je me suis levé à 5 heures! Je suis d'une humeur exécrable. Dire que je pourrais être encore dans mon lit, bien au chaud. Je suis vraiment un abruti.
Je viens de me cogner cinq kilomètres en vélo. Je n'aime pas les côtes. Je hais les côtes ! J'attache mon vélo à l'un des emplacements prévus à cet effet. Il ne manquerait plus qu'on me le vole et que je rentre à pied.
En parcourant les deux cent mètres qui mènent à l'accueil, je souffle dans mes mains engourdies pour les réchauffer. Parce qu'en plus, il fait froid. Pourquoi ai-je accepté ?
Les néons des lampadaires qui bordent l'allée clignotent bizarrement. Des hangars massifs se détachent de l'obscurité par intermittence. Au fur et à mesure que j'avance, des sons étouffés, des voix, des bruits de machine me parviennent des bâtiments. Je ne parviens pas à dissocier tous ces bruits les uns des autres. Mon cerveau n'arrive pas à traiter correctement toutes ces informations qui m'agressent. Je suis dans un état de stress que vous n'imaginez pas.
Je me replonge dans le passé. Il y a 4 ans environ, l'usine « Poulet d'Or » avait défrayé la chronique des faits divers.
Deux suicides en un mois, dans une même usine, forcément ça fait désordre. C'est le genre de publicité dont les grands pontes de l'industrie agro alimentaire se passent volontiers.
Le harcèlement moral, les conditions de travail déplorables, le rendement infernal avaient été évoqués. L'enquête officielle avait rapidement dégagé « Poulet d'Or » de toute responsabilité, aidée à coup sûr par des tractations souterraines.
L'affaire avait été enterrée sous une chape de silence. Les familles indemnisées avec des beaux chèques.
Puis, comme le chœur antique dans les tragédies de Sophocle, la « vox popula » avait donné son avis éclairé sur la question, à coup de formules lapidaires :
« Un malheureux concours de circonstances ». « On ne les fera pas revenir, alors la vie doit continuer malgré tout ». « C'est triste mais c'est comme ça ». « La faute à pas de chance ».
Surtout pour les deux malheureux. Leurs vies avaient été disséquées et jetées en pâture à une foule avide : problèmes conjugaux, précarité, endettement et tout le tralala. Un beau jour, les médias, rassasiés, s'étaient détournés de cette sale affaire. Leur curiosité malsaine était satisfaite. En route pour des nouvelles aventures.
Vivants, les deux victimes n'avaient jamais intéressé grand monde. Morts, on les avait vite oubliées.
Plus j'y pensais, plus je commençais à douter sérieusement de l'opportunité réelle de ma présence en ces lieux. Mes intestins se nouaient, mes tempes bourdonnaient, je voulais faire demi-tour. Il n'était pas encore trop tard peut-être. J'avais eu une grosse crise de rhumatismes et...
La porte de l'accueil s'est alors ouverte brusquement et a mis fin à mes interrogations.
Dans l'encadrement, les bras croisés, se tenait Monsieur Lelech.
Il m'observait avec attention. Comme un maquignon regarde d'un air méfiant la vache qu'on veut lui vendre et reste persuadé qu'on veut le tromper sur la marchandise.
André Lelech n'avait pas été gâté par la Nature : une tête de bouledogue hargneux posée sur 160 cm de graisse. Dans les 50 ans. Il semblait compenser sa petite taille par un regard agressif et un sourire sardonique. Mais ce qui surprenait surtout, c'était sa petite voix aiguë qui ne collait pas avec son enveloppe corporelle.
- « Bonjour, je suis Monsieur André Lelech, le responsable des équipes 1, 2 et 3. C'est vous le petit nouveau que nous envoie le service social ? dit-il en ricanant. J'espère que ce ne sera pas trop dur de vous remettre à travailler. Monsieur en a perdu l'habitude peut-être.
Je n'ai pas osé lui dire que je ne l'avais jamais trop eu. Je ne voulais pas casser l'ambiance à peine arrivé. En comptant large, j'avais du cotiser 10 trimestres à tout casser. J'ai préféré hocher la tête en maugréant. Il n'a visiblement pas apprécié mon inaptitude matinale à la communication.
- « Ici, on répond à mes questions par « oui » ou par « non ». Si c'était moi qui m'occupais du recrutement, vous ne seriez pas là. Autant mettre les choses au point tout de suite avec vous. On n'a besoin de personne en ce moment. Je préfère vous le dire tout de suite. Il n'y a pas assez de boulot. Oui mais voilà, il se trouve que notre directeur a la fibre sociale en ce moment. Il tend la main vers les cas sociaux « pour leur offrir une seconde chance ». On en pleurerait presque. Votre nom et votre prénom, c'est quoi déjà?
-Jacques Gilbert.
-Jacques Gilbert qui ?
-Euh, ben, Jacques Gilbert tout court...
-Jacques Gilbert, Monsieur Lelech ! C'est comme ça que ça marche ici ! C'est pas bien compliqué...Vous avez compris ?
-Oui !
-Oui qui ? Mais vous le faîtes exprès ou quoi ?
-Oui, Monsieur Lelech...enfin non, Monsieur Lelech...je ne le fais pas exprès...c'est juste que...enfin, pardonnez-moi...c'est à dire que...
-Allez, filez dans votre vestiaire. On n'a déjà assez perdu de temps. C'est le premier bâtiment sur votre gauche, à 50 mètres. Votre chef d'équipe va vous filer votre tenue et vous expliquer comment on bosse ici. Dans deux heures, je viens vous voir. J'espère que ça tournera bien parce que sinon... »
-Sinon quoi ? lui ai-je rétorqué en le défiant du regard. Il commençait à me taper sur les nerfs. Certaines personnes vous semblent antipathiques d'emblée et ont le don de vous agacer rapidement.
Il a été surpris et a marqué un petit temps d'arrêt. Il ne s'y attendait pas. Le bras, qui me montrait un entrepôt lugubre, est resté dans cette position initiale quelques secondes.
Il s'est alors approché de moi à pas feutrés, comme un dompteur qui jauge un lion avant d'entrer dans la cage. Il s'est dressé sur la pointe des pieds et m'a chuchoté à l'oreille :
- « Ici, le chef c'est moi. Vous me respectez et je vous respecte. Allez, circulez. Au boulot maintenant. »
Je devais rester ici 14 jours. Étant donné que chaque journée comporte 7 heures de travail, j'allais donc devoir travailler 98 heures. J'étais là depuis 5 minutes.
Si je comptais bien, il ne me restait plus que 97 heures et 55 minutes à effectuer chez « Poulet d'Or ».
J'essaie toujours de rester positif quelles que soient les circonstances.

J'ai comme eu l'impression que je n'étais pas le bienvenue en rentrant dans le vestiaire. Certains regards ne trompent pas. Et cette ambiance si particulière que l'on ressent tout de suite. Ou alors était-ce ma paranoïa qui revenait au galop ? Mes collègues me dévisageaient de la tête aux pieds et je n'ai même pas eu droit aux présentations. Je n'étais pas un invité de marque mais je m'attendais quand même à un peu plus d'égard de leur part. Je ne leur en ai rien dit.

J'ai vite compris qu'ici on ne traînait pas. J'ai été équipé en un temps record. Le chef d'équipe Robert Lelong, un gaillard taciturne d'une quarantaine d'années, m'a tendu en grognant une blouse blanche, un masque, une paire de gants en latex, une charlotte et des chaussures antidérapantes. Tout le monde me détaillait de la tête aux pieds et j'ai paniqué. J'ai d'abord commencé par enfiler mes gants. Je ne sais pas si vous avez déjà essayé de vous mettre une charlotte sur la tête avec des gants en latex. C'est loin d'être évident et pas très pratique. Dans la pièce, cinq paires d'yeux me dévisageaient comme si j'étais le simplet du village. J'ai connu un grand moment de solitude.
J'ai repris tout à zéro. Je devais avoir un look magnifique une fois déguisé. Le badge, attaché sur ma blouse par une épingle à nourrice, portait la mention « Equipe 3C ». Nous sommes sortis du vestiaire par une porte qui donnait directement sur ce que tout le monde appelait la « chambre-froide ». Tout un programme.
C'était un hangar métallique d'une vingtaine de mètres de long et d'une dizaine mètres de large, aux murs hauts et dans lequel régnait un semblant d'ordre. Des palettes étaient posées un peu partout et des tas de cageots s'entassaient dans tous les coins et recoins. Au milieu se dressaient une douzaine de tables posées sur des tréteaux. Trois chariots élévateurs imposants étaient garés côte à côte A leur droite, une petite porte donnait sur la remise. Au fonds du bâtiment, une porte coulissante vous amenait vers les quais où les marchandises étaient chargées dans des camions estampillés du logo « Poulet d'Or ». Celui-ci représentait un poulet à l'air ravi, picorant du maïs au milieu des champs. Le designer avait du se donner un mal fou pour trouver une idée aussi originale.
Robert Lelong m'a expliqué en quoi mon travail allait consister. Un pur moment de poésie. Lamartine en aurait eu les larmes aux yeux.
- « C'est pas compliqué. T'as des poulets qui sont dans des cageots, à ta droite. T'en prends un et tu l'emballes. Puis tu le pèses sur la balance, t'appuies sur le bouton vert et t'as une étiquette qui sort. Tu mets l'étiquette sur l'emballage. Puis tu reposes le paquet dans le cageot vide à ta gauche. Quand t'as emballé tous les poulets, tu poses le cageot rempli de poulets sur la palette, derrière toi. A dix heures, c'est la pause. Trente minutes. Dix heures et demi, on reprend. A une heure et demi, ta journée est finie. Le but, c'est de remplir 10 cageots de 6 poulets par heure. 40 cageots en quatre heures pour résumer. Donc en 7 heures, tu dois à arriver à 70 cageots. Ce qui fait 420 poulets par jour. Au minimum. Des questions ? »
Je n'ai pas tout saisi du premier coup mais j'étais impressionné par son aptitude au calcul mental. Je voulais lui demander depuis combien de temps il travaillait là, combien de milliers de milliers de poulets il avait bien pu emballer, s'il arrivait toujours à en manger ou s'il en était écœuré à vie. Peut-être était-il devenu végétarien ? Docile, j'ai juste acquiescé pour montrer ma bonne volonté.
Je me suis dirigé vers ma table et me suis mis au travail. Les autres avaient déjà commencé. Ne jamais perdre une minute est la règle d'or.
J'ai eu du mal à m'habituer au froid. Je me retenais pour ne pas pleurer de rire ou de tristesse. C'est comme si j'étais spectateur de moi-même et que je m'observais, un sourire aux lèvres, émerveillé devant la cocasserie de la situation. « Au théâtre ce soir, Jacques Gilbert au milieu des poulets ! ».
Rien que l'idée aurait réussi à dérider Buster Keaton.

Au début, j'ai un peu pédalé dans la semoule. Quand je suis stressé, mon cerveau a du mal à donner la marche à suivre et mes mouvements manquent vite de coordination.
Je me suis trompé de sens dans l'emballage, le poulets me glissaient des mains et je n'arrivais pas à coller les étiquettes correctement. Clou du spectacle, quand j'ai eu terminé mon premier cageot, au moment d'aller déposer fièrement mon offrande sur la palette, j'ai glissé et je me suis vautré au milieu du hangar. Dans le regard de mes collègues, j'ai lu de la compassion, de l'étonnement et surtout du mépris. J'observais du coin de l'œil mes collègues qui s'acquittaient de leur tache, mécaniquement. Ils ne parlaient pas. Concentrés sur leurs gestes, perdus au milieu de leurs pensées. Ils ressemblaient à des automates ou aux lapins des piles Duracel. Ils ne s'arrêtaient jamais. Sur le coup de 8 heures, la porte s'est ouverte brusquement. Monsieur Lelech a fait une entrée fracassante. Aux aguets, rougeaud, il tournait autour de nous, observant nos moindres faits et gestes. Il était à l'affût de la moindre erreur, celle qui lui permettrait d'asseoir son statut de chef, celle qui lui permettrait de nous engueuler.
Je sentis son haleine nauséabonde, mélange d'ail et de vinasse. Il était à côté de moi. Ravi. En deux heures de temps, j'avais vidé seulement 4 cageots. J'en avais 16 de retard. J'attendais la suite avec une impatience non dissimulée. Monsieur Lelech ne me déçut pas :
- « Vous vous croyez où ici ? Au Club Med, peut-être ? N'oubliez pas Gilbert ou alors Jacques : ici, on n'aime pas les fainéants. Vraiment pas. On bosse. Compris ? A la pause, je reviens voir si vous avez compris le message. Et Lelong, tu lui as pas bien tout expliqué ou quoi ? »
J'ai tourné la tête vers mon chef d'équipe. Il ne faisait aucun doute qu'ils n'étaient jamais partis en vacances ensemble. Je l'ai compris aux regards assassins qu'ils se jetaient. Un concentré de ressentiments qui ne devaient pas dater d'aujourd'hui. La température de la chambre-froide ne devait pas lui convenir. Aussi, Monsieur Lelech ne s'est pas éternisé plus que ça. Jusqu'à la pose, j'ai accéléré la cadence comme si j'avais voulu en agissant ainsi accélérer le temps que je devais passer ici. Ce cher Corneille a écrit que « Le temps est un grand maître, il règle bien des choses ». J'espérais que ce grand maître me ferait sortir d'ici et vite. Si un bon génie s'était présenté, mon vœu aurait été de vieillir de deux semaines.
A dix heures, j'en étais à 39 cageots. A un cageot du bonheur. J'étais plutôt fier de moi.
La pause m'a permis de connaître un peu mieux les quatre autres personnes avec lesquelles je travaillais. Je les ai suivies jusqu'à la salle de pause. Une pièce de trente mètres carrés aux murs laiteux. Au milieu de la pièce, pour tout ameublement une table en formicas et une douzaine de chaises dépareillées. Un architecte d'intérieur n'avait pas été appelé pour donner une touche conviviale à l’ensemble. Dans l'angle de la pièce, sur une armoire en pin, la cafetière ronronnait.
Une première collègue, une petite femme rondouillarde à l'air bon enfant, s'approcha :
« Salut, moi c'est Gisèle. On n'a pas eu le temps de te dire bienvenue. Et puis tu sais, ici, on est toujours un peu tendu. Je bosse dans cette usine depuis 20 ans. Six mois de travail saisonnier puis 6 mois de galère : chômage, missions d'Intérim, travail au noir. Voilà à quoi ressemble ma vie. Je suis l'ancêtre de l'équipe en quelque sorte. Dans deux ans, si on m'a pas licencié auparavant, je suis à la retraite. Enfin au minimum vieillesse, plutôt. »
A ses côtés, Nadine, ma deuxième collègue, une fille frêle à tête de moineau, me sourit timidement et murmura un petit « bonjour ».
La salle se remplissait petit à petit. Les gens se saluaient entre eux, parlaient du temps, de l'émission qu'ils avaient vu la veille à la télé, de leurs problèmes du moment :
« Ma voiture est en panne. Comment est-ce que je vais payer les réparations moi ? Non mais tu te rends compte ! Surtout en ce moment. Déjà que j'ai du mal à payer les factures ».
« Mon ex me gonfle. Il voudrait qu'on se remette ensemble. Il me dit qu'il a changé, qu'il boit plus, qu'il m'aime toujours. Qu'est-ce que tu ferais toi ? »
« Les Marseillais, c'est des brèles. T'as vu leur dernier match ? Prendre 3-0 contre les Toulousains ! Je te le dis moi, ces footballeurs y sont trop payés ! »
D'autres buvaient leur café silencieusement. Petit à petit, ils reprenaient pied dans la réalité après 4 heures de travail sans interruption.
Mon troisième collègue, un homme aux cheveux poivre-sel et au visage émacié me tendit une main moite :
- « Bonjour. Je m'appelle Jean-Louis. Je suis le délégué du personnel. Si t'as besoin un jour de quoi que ce soit, n'hésite pas. Je sais pas si t'es ici pour longtemps mais il est important, dans tous les cas, de se syndiquer pour que nos droits soient bien défendus. Si ça t'intéresse, je tiens une permanence, tous les jours à 14 heures. Plus on sera nombreux, plus on sera forts. Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas ici. Et c'est pas avec Sarkozy que ça s'arranger. Le code du travail va être saccagé au profit du patronat qui se fout de nous, pauvres travailleurs. Et tant que des mecs comme Lelech seront en poste, rien ne changera, dit-il en haussant soudainement le ton. Toujours méprisant, toujours à chercher la petite bête. Jamais content et à nous mettre la pression en permanence.
A l'évocation de ce nom, un silence de plomb et un certain malaise tombèrent sur la salle. Pendant une dizaine de secondes qui semblèrent une éternité. Puis, les discussions reprirent, comme si de rien n'était.
- Merci, Jean-Louis, mais je ne suis là que pour quinze jours. Alors tu sais, pour moi, la lutte finale attendra. Et puis, j'aime pas les gens qui ont les mains moites, ai-je failli rajouter.
- Tous pareils. Vous êtes des individualistes de merde. Après, faudra pas venir pleurer car il sera trop tard pour revenir en arrière ».
Il a haussé les épaules et s'est éloigné pour saluer un autre type qui venait de rentrer dans la pièce.
Gisèle s'est approchée de moi et m'a dit doucement :
- Si j'ai un conseil à te donner, fais gaffe à Lelech. Il fait la pluie et le beau temps ici. Fais juste ton boulot et il te foutra la paix.

Un black regardait dans ma direction, le sourire aux lèvres, depuis un petit moment. Il faisait partie de l'équipe « 3C » et j'avais remarqué, pendant notre travail que ce grand type d'une trentaine d'années, aux dreadlocks qui lui descendaient jusqu'aux épaules, avait un air ravi. En effet, il avait souri pendant près de 4 heures et il continuait toujours. Candide s'étant égaré dans l'usine « Poulet d'Or » qui a défaut de cultiver son jardin emballait des poulets. Avec ses joues gonflées, il ressemblait à un hamster qui mastique du foin à longueur de journée. Peut-être souffrait-il d'une malformation de la mâchoire. Ou alors, après tout, était-il tout simplement content d'être ici. Ou bien il était tout simplement demeuré. Petit, il avait peut-être été victime d'un accident de poussette, comme on dit. Autre solution, il avait fait sienne la doctrine du Dalaï Lama qui vous permet de trouver la plénitude en toutes circonstances. Bref, un type qui sourit tout le temps, moi, Jacques Gilbert, je trouve ça très intriguant. Je me suis approché de lui pour essayer de percer le mystère :
- Bonjour. Moi, c'est Jacques Gilbert. Ça va ?
- Bonjour man. Moi, c'est Kandioura Kombouare. Mais ici on m'appelle « Cambouis ». C'est plus facile à prononcer. Puis il s'est tu et a continué à sourire.
Comme il ne disait toujours rien, je lui ai carrément posé la question. Avec sa tête d'éternel ravi, il m'agaçait.
- Excuse-moi mais je peux te poser une question ? Pourquoi tu souris tout le temps ?
Il a hoché la tête, un peu surpris par mon ton et m'a répondu d'une voix très calme :
- Cool mec. Du calme. Je souris parce que le grand Jour va arriver. Le monde va changer. Les ténèbres vont disparaître pour toujours. Une nouvelle ère de bonheur va se lever pour le bien-être de l'humanité. La paix et l'amour sont en marche ».

Je n'ai pas eu le temps de le questionner davantage. La demi-heure de pause était déjà terminée. La sonnerie était là pour nous le rappeler. J'étais tombé sur le timbré de service. Pour me donner du courage, je me suis dit qu'il ne me restait plus que 94 heures de travail.
Le reste de la journée s'est déroulé entre poulets non élevés en plein air, étiquettes qui collaient mal, cageots couverts d'échardes, visites à l'improviste de l'inénarrable monsieur Lelech....Et pendant ces trois heures qui me semblaient à rallonge, Cambouis continuait à sourire, Jean-Louis tirait la gueule, Nadine ne disait rien, Gisèle soupirait et Lelong semblait ailleurs. Un casting formidable.
En sortant, nous avons croisé l'équipe qui venait prendre le relais. Ils faisaient la gueule. J'ai balancé ma tenue dans mon casier, dit « au revoir » et à 13 heures 37 minutes, je suis sorti de l'usine en courant comme un débile. Comme si je m'échappais de l'enfer imaginé par l'esprit tourmenté de Dante Alghieri. Je n'ai jamais pédalé aussi vite de ma vie pour rentrer chez moi.
J'ai « envoyé du gros » comme on dit dans le jargon cycliste.
Quand, j'ai ouvert la porte de mon appartement, je suis parti directement dans ma chambre et je me suis effondré, exténué, sur mon lit. J'ai dormi jusqu'à la fin de l'après-midi. J'ai rêvé de cageots géants et de poulets décapités qui me poursuivaient en hurlant. Ils étaient encouragés par un Monsieur Lelech démoniaque et une Sabrina Lamure, véritable furie aux yeux injectés de sang. Ils fondaient sur moi mais j'étais bloqué par des murs de palettes, incapable d'avancer. Je me suis réveillé en sueur. Pas besoin d'avoir lu Sigmund Freud pour interpréter mon cauchemar.
Je n'ai pas su quoi faire de ma journée. Je n'arrivais pas à lire. Je n'avais envie de rien. Je ruminais, cherchant à trouver comment m'en sortir. La copie conforme du penseur de Rodin. En plus crétin. Ma seule certitude était que je n'allais pas tenir treize jours de plus.

Le deuxième jour

Les jours passent et se ressemblent tous chez « Poulet d'Or ».
Je me sentais comme une fourmi perdue au milieu de la fourmilière. Si l'on m'écrasait, une autre me remplacerait. J'avais conscience de n'être vraiment pas grand chose.
J'avais lu Simone Weil et son essai sur « La condition ouvrière ». Comme elle l'écrivait, en usine, on travaille mieux sans penser car « penser c'est aller moins vite ». J'avais bien assimilé cette maxime et j'apprenais vite. A la fin de mes 7 heures de labeur, j'en ai donné la preuve flagrante en atteignant sans forcer les 81 cageots. J'en étais arrivé à un tel stade que c'était la seule consolation qu'il me restait.
Sabrina Lamure se serait-elle émerveillée devant cet exploit ?
Une chose est sure, Monsieur Lelech lui n'a pas témoigné un enthousiasme débordant vis à vis de ma performance. Ou alors il ne m'en a rien dit.
La pause, seul moment d'oxygénation mentale, a été pour moi comme une renaissance. J'ai découvert la précarité et la fragilité des situations qui émergeaient des conversations de mes compagnons d'infortune.
« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». En écoutant les misères quotidiennes exposées dans toute leur crudité, je peux vous certifier que la différence entre la théorie et la pratique ne m'a jamais semblé aussi immense.
Le Monsieur Lelech d'aujourd'hui ne ressemblait en rien à celui d'hier. Moins incisif comme préoccupé et pas dans son assiette. Peut-être avait-il tout simplement mal dormi après tout ?
A la fin de ma journée, je l'ai croisé en me dirigeant vers la sortie. Il tenait un conciliabule avec Lelong. Ils gesticulaient et s'apostrophaient, se retournaient de temps en temps comme s'ils se sentaient menacés. En me voyant, les deux sont arrêtés net. Ils m'ont ignoré et ne m'ont même pas répondu lorsque je leur ai dit « à demain ».
Je ne serai jamais un grand cycliste professionnel et je ne remporterai jamais aucun meeting.
Et puis à 41 ans, je suis trop vieux.
Le trajet du retour m'a paru interminable. Arrivé chez moi, je n'ai même pas ouvert ma boîte à lettres. Et puis, je n'étais pas d'humeur à agrandir ma collection de factures impayées. J'étais exténué et pressé de dormir. « Béni soit celui qui a inventé le sommeil » comme l'écrivait si justement Cervantès...
J'ai refait le même rêve, à un détail près qui a son importance : j'arrivais à courir. En me réveillant, j'ai pensé que c'était plutôt bon signe.

La première partie du troisième jour

Une journée bizarre.
Vers 9 heures, Cambouis s'est énervé après moi pour des raisons énigmatiques. J'avais terminé un cageot de poulets empaquetés, un parmi tant d'autres, et j'allais le déposer sur ma palette. En regagnant ma place, j'étais d'humeur rêveuse et surtout fatigué. Aussi, je me suis malencontreusement trompé de tas et ai attrapé un cageot de poulets à emballer dans son tas à lui. Il a vu rouge. Il m'a interpellé. Il ne souriait plus. Habitué depuis deux jours à sa tête d'éternel ravi, le changement dans sa physionomie m'a foutu les jetons. Un véritable tonton-macoute échappé des geôles haïtiennes. Sans la machette. Il m'a arraché le cageot des mains et m'a regardé avec un regard de fou. J'ai essayé de désamorcer la situation, m'excusant, lui disant qu'il n'y avait pas mort d'homme. Il m'a alors pointé du doigt en me menaçant :
- Tu ne me refais jamais ça. Tu m'entends, jamais !
Et il a rajouté, superbe, sur un ton d'orateur à rendre jaloux Cicéron, cette phrase magnifique :
- Ici, c'est chacun son tas de cageots !
Le plus surprenant dans l'histoire a été que les autres ont continué à travailler, silencieux et comme si de rien n'était. J'aurais pu me faire démolir sur place, c'était pareil.

Tout le long de la matinée, j'avais comme l'impression étrange que chacun épiait les faits et gestes de l'autre. Cambouis observait du coin de l'œil Lelong qui lui lançait des regards furtifs. Comme deux cyclistes, échappés du peloton lors d'une longue étape de montagne, qui sont à deux cent mètres de la ligne d'arrivée et se scrutent pour essayer de deviner qui va lancer le sprint.
Peu avant la fin de la journée de travail, vers 13 h 25, Lelech a surgi dans la pièce sans prévenir. Il était rouge cramoisi. Il a foncé dans la remise où nous entreposions les cageots emballés. J'ai cru qu'il allait défoncer la porte qui lui résistait. Il cherchait apparemment quelque chose et était sur les nerfs. Vu le boucan qui nous parvenait de derrière la cloison, il valait mieux ne pas intervenir. Lelong serraient les poings si forts que les jointures de ses doigts en étaient blanches. Gisèle et Nadine ne disaient rien et restaient là, hébétées, la bouche ouverte, comme transfigurées par une apparition soudaine de la Vierge Marie. Jean-Louis tirait la tronche comme à son habitude. Cambouis ne bougeait plus. Il ressemblait à Loth, transformée en statue de sel. Comique et effrayant à la fois.
Lelech est ressorti au bout de cinq minutes. Il a fixé Lelong et Cambouis et a vociféré, étranglé par une rage sourde :
- « Je m'en doutais. Comment j'ai pu être aussi con ? Je sais maintenant ce qu'il me reste à faire. »
J'ai osé bouger seulement quelques minutes après que la porte se fut refermée dans un bruit assourdissant. Il était 13 h 35, j'avais travaillé cinq minutes de trop. Je n'ai pas croisé l'équipe qui devait prendre la relève car elle avait été dispatchée en catastrophe dans les autres équipes pour palier aux absences. A la pause, les conversations avaient porté sur les nombreux arrêts maladies qui étaient arrivées au bureau du personnel. Pas moins de dix cas de grippe pour la seule journée d'aujourd'hui. Bizarre.
Je n'ai pas demandé mon reste et suis sorti discrètement avec Gisèle, Nadine et Jean-Louis, laissant Lelong et Cambouis à l'intérieur.
En remontant l'allée, je ne cessais de m'interroger sur l'altercation qui venait de se dérouler et je repensais à tous les événements bizarres de ces deux derniers jours. Quelque chose clochait. Ou alors, mon imagination me jouait des tours. Je n'ai pas cherché à en savoir plus.
Après avoir parcouru en vélo environ un kilomètre, je me suis arrêté sur le bas-côté pour uriner. En fouillant machinalement dans mon blouson avant de remonter en selle, j'ai réalisé que j'avais oublié mon trousseau de clefs dans mon casier. Ravi, j'ai fait demi-tour.
« Quand on n'a pas de tête, on a des jambes » mais répétait souvent ma grand-mère. J'aurais pu rajouter que « ne pas oublier ses affaires peut vous éviter de frôler la mort ».

La deuxième partie du troisième jour

Les neurologues vous diront que le cerveau capte des centaines d'informations à la seconde.
Des bruits, des gestes, des odeurs, des mots, des sensations. Des centaines d'information à la seconde ! Nous n'avons pas le temps de les interpréter correctement car le cerveau n'arrive pas à suivre un rythme aussi éprouvant pour lui. Il ne peut pas les décoder toutes. Notre prise de décision s’en ressent. Parfois c'est un peu compliqué. Même très compliqué.
Je l'ai expérimenté et peux vous le certifier.
J'ai garé mon vélo et je suis donc retourné au vestiaire, pestant après moi. Le travail à la chaîne commençait à produire son effet pervers sur moi et je commençais à agir comme un automate. Mes pensées se réduisaient au minimum syndical, sans vouloir offenser ce cher Jean-Louis. J'avais du mal à me concentrer alors oublier ses clefs n’est guère surprenant quand par nature, on a déjà une fâcheuse tendance à être étourdi.
J'ai franchi discrètement le portail de l'usine, ne voulant surtout pas attirer l'attention sur moi. On ne savait jamais qu'on me demande de faire quelques heures supplémentaires. J'ai remonté l'allée et ai traversé la cour menant au vestiaire sans croiser personne. Mes clefs récupérées, je m'apprêtais à sortir, quand, de derrière la porte du vestiaire, celle qui donnait sur la chambre-froide, j'ai entendu des gémissements et des râles.
N'importe qui de sensé, n'aurait pas cherché à savoir ce qui se passait derrière cette porte, surtout après l'altercation à laquelle nous avions assistée. N'importe qui n'aurait pas demandé son reste et serait parti. Oui mais voilà, je m'appelle Jacques Gilbert et au lycée mon surnom était la fouine.
J'ai entrouvert discrètement la porte et, par l'entrebâillement, j'ai essayé de voir ce qu'il se passait dans le hangar. Ce que j'ai vu m'a littéralement cloué sur place. J'ai eu très froid d'un coup et je n'arrivais pas à détacher mon regard du spectacle qui m'était offert. Fasciné et horrifié.
Sur la gauche, à environ cinq mètres de moi, j’apercevais Lelong. Il était de dos par rapport à moi.
Un couteau à la main, imperturbable comme à son habitude, le pied posé sur la poitrine de Lelech. Le responsable des équipes 1, 2 et 3 n'avait vraiment pas l'air en bon état et une chose est sure, ce n'était pas la grippe. Le long de son bras coulait du sang. Une petite mare s'était formée. On lui avait brisé les doigts de la main droite. De sa main valide, il se touchait les côtes. Visiblement il avait très mal. J'entendais son souffle saccadé. Des cageots de poulets avaient été déversés sur lui. Un tableau terrifiant et burlesque. Je pouvais sentir cette odeur si caractéristique que dégage la peur. Celle qui vous saute à la gueule, imprègne vos vêtements et qui est reconnaissable entre mille. Une odeur forte, un mélange de transpiration et d'adrénaline. J'écarquillais les yeux. J'essayais de comprendre ce que je voyais. Mes yeux balayaient la scène de droite à gauche, de haut en bas. Mon cerveau se refusait à comprendre les tenants et les aboutissants de ce tableau terrifiant et burlesque. Lelong ricanait. L'écho qui résonnait dans l'entrepôt le rendait encore plus terrifiant qu'il ne l'était déjà. Un détail fixa mon attention. Tel le balancier d’une pendule, la main qui tenait le couteau ensanglanté, oscillait de gauche à droite. Je n'arrivais pas à bouger. Cloué sur place. Mon cerveau ne commandait plus rien. Juste à leur droite, Cambouis était étalé de tout son long. Il ne bougeait plus. Assommé ou mort ? Je ne comprenais plus rien. J'étais tétanisé.
Lelong s'est alors adressé à Lelech, d'une voix monocorde et de laquelle ne filtrait aucune once d'émotion :
- Je ne suis pas stupide. On ne roule pas Lelong comme ça. Les deux qui ont essayé de m'avoir avant vous ne sont plus là pour vous le dire. Ils se seraient montrés persuasif. Je me suis si bien débrouillé que tout le monde a cru qu'ils s'étaient suicidés. Le premier je l'ai forcé à prendre des cachets. Très facile. Le second, il s'est pendu lui-même quand il a su que j'allais le torturer. J'ai su le convaincre qu'il n'avait pas d'autre choix. Il a choisi entre la peste et le choléra.
- Ecoute Lelong fait pas le con, a sangloté Lelech. Les poulets remplis de sachets de cocaïne, c'est Cambouis qui les a piqués. Je sais où ils les ont planqués. Je t'y amène quand tu veux. Il y avait juste dix cageots qu'on avait mis de côté hier soir. Il voulait plus de fric et comme il ne voyait rien venir, il a voulu se servir lui-même. Je lui ai dit que c'était une connerie, qu'à tous les trois, on pouvait s'arranger.. .Lelong, j'y suis pour rien merde, fais pas le con !

Lelong poursuivait, indifférent aux supplications de son ancien complice. Un vrai moulin à paroles. Il faut croire que l'odeur du sang l'inspirait.
- Ta gueule, je sais que vous piquiez des cageots depuis un petit moment tous les deux. Les choses étaient pourtant claires. Tu rentrais la coke. Nous avec Cambouis, au petit matin, nous ouvrions les poulets mis de côté et nous foutions les sachets de coke à l'intérieur. Le soir, avec ma camionnette, je sortais les cageots. Pas trop d'un coup. Des potes à moi se chargeaient de revendre la marchandise. Tout fonctionnait sans problèmes. Comme une lettre à la Poste. Mais depuis quelques temps, le nombre de cageots a diminué. J'ai eu des soupçons. Le compte y était pas. Au début j'ai pas fait gaffe. J'avais confiance en vous. Puis j'ai fini par comprendre que tous les deux vous vous foutiez de ma gueule. Un cageot par-ci, un cageot par là. Vous aviez ma confiance et vous m'avez trahi. Vous avez voulu jouer aux plus forts et vous avez perdu. Ton cirque tout à l'heure, c'était bien essayé mais je suis pas tombé dans le panneau. Le numéro du mec qui découvre qu'il manque des cageots, qui s'énerve alors que c'est lui qui les pique... Trop drôle ! Et puis, si t'as rien à te reprocher pourquoi t'as essayé de te casser tout à l'heure quand tu m’as surpris en train de régler son compte à Cambouis ?
Je commençais à comprendre. Mon cerveau se remettait à fonctionner. Les trois compères avaient organisé au sein de l'usine un petit trafic juteux. Et comme souvent, certains avaient voulu plus de fric que les autres. Et ça avait dégénéré entre eux. Rien de bien extraordinaire tout compte fait. La nature humaine dans toute sa splendeur.
Cambouis devait prendre un peu de coke tous les jours. Il goûtait la marchandise. Le vilain gourmand. J'avais trouvé la clé du mystère, l’explication à son air d'éternel ravi. Je tournais la tête à nouveau dans sa direction. Il ne bougeait toujours pas. Un court instant, j'ai cru pourtant qu'il me regardait. Mon cerveau recommençait à déconner. Lelech jouait sa dernière carte :
- S'il te plaît, calme toi j'ai rien fait ! Putain Lelong, c'est quoi ce délire ? On peut s'arranger...On liquide Cambouis et on continue tous les deux.
Pour seule réponse, Lelong lui balança une claque.
- Lelong il est pas con. Tu piges ça. C'est fini pour toi Lelech. Tu vois le chariot élévateur là-bas au fond. Je vais le démarrer et te rouler dessus. Je vais m'arranger pour qu'on croie à un accident. Mais avant pour pas que tu souffres pas trop quand l'engin te passera sur le corps, je vais t'égorger. Tu seras tellement amoché par les roues qui vont broyer ton visage que personne va te reconnaître.
Il s'est alors penché vers lui et d'un geste sec lui a tranché la gorge. Comme ça. Tranquillement. Sans sourciller.
Lelech a ouvert des yeux horrifiés, il a suffoqué, sa main appuyée sur sa gorge essayait d'arrêter le sang. Puis sa tête s'est affaissé au bout d'une minute. Le sang a giclé sur le visage de Lelong qui est resté accroupi un petit moment à scruter, fasciné, les spasmes de sa victime.
Moi, j'avais des crampes et j'essayais de ne pas crier.
La suite est allée très vite et je ne m'en souviens pas précisément. Certains pans ont été effacés de ma mémoire, refoulés au fin fonds de mon inconscient.
Lelong a murmuré « le con, il s'est pissé dessus ». Il s'est redressé et les articulations de ses genoux ont craqué. Il a essuyé consciencieusement la lame de son couteau sur son pantalon. Il a grogné «à l'autre maintenant» et s'est tourné vers Cambouis. J'avais l'impression qu'il parlait d'un simple poulet.
A ce moment, Cambouis a crié « au secours ! ». J'ai compris qu'il m'avait vu et me demandait d'intervenir. Je ne pouvais prendre le luxe de tergiverser quant à la conduite à tenir.
Il fallait que j'agisse vite mais mon problème était que je ne savais vraiment pas comment m'y prendre.
Au départ, il ne faut pas oublier que j'étais juste venu pour récupérer mes clefs. Rien de plus.
J'ai alors eu l'idée ingénieuse de tenter une diversion.
Je me suis raclé bruyamment la gorge. Je sais, c'est pas fantastique mais on fait ce qu'on peut avec les moyens du bord. Lelong s'est retourné et a été surpris de me découvrir là. Je l'ai vu au mouvement de son sourcil droit. Peut-être se disait-il un de plus ou de moins. Ou alors réfléchissait-il à la façon dont il allait m'intégrer dans sa mise en scène. Il s'est avancé vers moi, visiblement contrarié.
« Hé ! Qu'est ce que tu fous là Gilbert ou alors Jacques ? Décidément j'arrive pas à me faire à ton nom ».
Il a foncé sur moi sans que je m'y attende.
Je l'ai évité instinctivement en partant vers la droite. Il a glissé et s'est redressé, me laissant ainsi quelques secondes de répit.
Je me suis mis à courir comme un débile dans ce vaste hangar. Je ne savais pas où aller et ou me cacher. Je savais juste qu'il était derrière moi.
Après le vélo, la course.
Décidément, j’avais eu une bonne idée en acceptant de venir travailler chez « Poulet d'Or ». En peu de jours, ma condition physique allait « in crescendo».
Il me poursuivait son couteau à la main, avec force gestes et moulinets. C'était un peu comme si nous courions en rond. Je l'évitais, l'esquivais comme je pouvais. Feintant mes déplacements, alternant passements de jambes, petits sauts de cabris et demi-tours hasardeux. « Tu crois que je vais aller à droite et bien non, Lelong, je pars sur la gauche. Il est trop nul ce Lelong ». Cette course-poursuite avait des faux airs de comédie-ballet. Il ne manquait plus que les tutus et Maurice Béjart nous recrutait dans sa troupe. Au bout de dix minutes, la tête me tournait et je commençais sérieusement à manquer de souffle. Je voyais clairement les limites de ma stratégie et mes chances de survivre se réduisaient comme une peau de chagrin.
En passant devant Cambouis, j’ai senti que dans peu de temps, j'allais m'écrouler. J'étais au bout du rouleau. Mon cœur battait la chamade et j'étais en nage. Mais c'est Lelong qui m'a devancé bien malgré lui. Cambouis a puisé dans le peu de force qu'il lui restait et a levé ses jambes au moment où Lelong passait devant lui. Pour lui faire un croc-en-jambe. Le contremaître a alors perdu l'équilibre. Il est parti la tête la première dans les palettes vides et s'est assommé sous la violence du choc. Il ne bougeait plus. Je me suis approché prudemment et quand j'ai été persuadé qu'il avait perdu connaissance, mes nerfs ont lâché. Et je n'ai plus eu le contrôle de mes mouvements. Je me suis rué sur lui et lui ai balancé une douzaine de coups de pieds pour exorciser la peur que j'avais eue. Je ne raisonnais. Je me suis remis à le frapper. J'ai arrêté quand j'ai été sûr qu'il ne bougeait plus. Je n'arrivais plus à respirer. Mon souffle retrouvé, je me suis senti bien. Détendu. Serein. Calmé.
Après de longues minutes de silence, Cambouis s'est alors mis à rigoler. Un rire « hénaurme » comme l'écrirait Flaubert. Je me suis alors assis à côté de lui et je me suis mis à rire aussi. Deux collégiens, heureux d'avoir joué un coup pendable à l'un de leurs professeurs.
J'ai compris qu'il avait l'épaule démise et plusieurs côtes fracturées. Il s'était battu avec Lelong après l'énorme engueulade qui avait suivi notre départ à la fin de journée. Il avait glissé et avait feint l'évanouissement. Au moment où Lelong s'apprêtait à l'égorger Lelech était entré dans la chambre-froide. En voyant ce qu'il se passait, il avait compris qu'il devait se tirer dare dare. Son essai pour prendre la poudre d'escampette s'était soldé par un cuisant échec. J'ai aidé Cambouis à se relever et nous sommes sortis tant bien que mal du bâtiment. Le froid qu'il régnait à l'extérieur m'a remis les idées en place. Nous devions agir vite et sonner l'alerte.
Nous avons prévenu la direction de ce qu'il s'était passé. Le Directeur, engoncé dans son superbe costume noir trois pièces, après nous avoir écouté distraitement, est devenu tout blanc quand il a compris, au bout de cinq minutes, l'étendue des dégâts.
Il pressentait les tracas à venir : les journalistes qui allaient revenir, les feux des projecteurs et l'enquête qui ne manquerait de s'ouvrir. Et puis surtout, plus que les morts, les mauvaises retombées publicitaires à l'horizon et la colère à venir du conseil d'administration allaient rendre sa position très inconfortable. Quand les consommateurs dégustent un poulet qui a un arrière-goût de meurtre, forcément ils ont moins d'appétit ou alors ils vont voir la concurrence. Les dividendes et les profits ne sont plus rapidement au rendez-vous. Et dans le système capitaliste, c'est plutôt ennuyeux.
En chemin, avec Cambouis, nous avions accordé nos violons pour être crédibles quant au déroulement des événements. Pour paraphraser Molière, « nous avons menti de bonne foi ».
« J'avais oublié mes clefs. Sur le chemin du vestiaire, j'avais rencontré Cambouis qui m'avait alors accompagné pour discuter des lectures que je comptais lui conseiller. Il avait envie de se cultiver et voulait que je lui prête des bouquins. Nous avions entendu du bruit dans la chambre-froide. Intrigués, nous étions entrés, avions trouvé Lelech égorgé et Lelong qui le regardait le couteau à la main. Nous avions réussi à le maîtriser tant bien que mal. Pour expliquer l'état comateux dans lequel Lelong avait été retrouvé par la police, arrivée rapidement sur les lieux, nous évoquerions l'auto-défense. Nous n'avions pas pu agir autrement. Il était déchaîné et ne voulait laisser aucun témoin. C'était lui ou nous ».
Raconter simplement la vérité ne m’est pas venue à l’esprit. Vous devez trouver mon comportement étrange. En accréditant cette version, je prenais des risques insensés. Je ne connaissais pas Cambouis et je n’avais aucune raison d’aider un petit trafiquant de drogue. Alors pourquoi ai-je agi ainsi ? Me ranger du côté des « méchants » me donnait l’opportunité de faire un pied de nez à la bonne morale pensante. A mon petit niveau, je luttais ainsi contre cet ordre établi qui me gonflait profondément. En quelque sorte, plus pour la beauté du geste que pour le résultat attendu.
Cambouis a été soigné sur place par le SAMU qui lui a prodigué les premiers soins. Il ne présentait aucune blessure grave. « Seulement de la casse » comme lui précisa le secouriste. Pendant dix heures, les flics nous ont cuisiné séparément.. J'ai répété la même version. Cambouis aussi. Nous avons seulement « oublié » certains détails, travesti la réalité pour éviter les questions trop gênantes Ils nous ont bien sûr joué leur numéro du « gentil flic » et du « méchant flic » mais ils n'y mettaient pas beaucoup d'entrain. Cette situation avait l'air de les fatiguer. La cocaïne n'a jamais été évoquée et n'a jamais été abordée. Cambouis m'avait dit qu'elle était planquée en lieu sûr. C’était son problème.
Une enquête a été ouverte. Tout a été manigancé pour que l'affaire soit classée vite. « Poulet d'Or » avait du verser une somme confortable au Comité d'Action Sociale de la Police ou accorder au commissaire chargé de l'enquête des promotions à vie sur les poulets. Avec Cambouis, nous avons eu droit à la une des journaux. Nous étions « deux héros qui avaient maîtrisé, au péril de nos vies, un meurtrier sanguinaire ». La version officielle était que « Lelong voulait la place de Lelech et que dans un coup de sang il l'avait tué ». Il n'a jamais pu dire le contraire. Il avait sombré dans le coma. Au bout de quinze jours, sa famille avait demandé aux médecins de débrancher tout l'appareillage qui le maintenait en vie artificiellement. J’ai été soulagé de l’apprendre.
Je n'ai jamais questionné Cambouis sur ce trafic de drogue.
Je savais juste que les emballages portant des étiquettes avec des dates de consommation périmée leur servaient à repérer les poulets choisis pour être farcis de sachets de cocaïne. Cambouis les préparait pendant ses heures de travail et les stockaient dans des cageots à part dans la remise. Avec Lelong, une fois tout le monde parti, ils passaient aux choses sérieuses. Ils écoulaient leur stock. Lelech l'avait planqué sous une dalle toujours dans la remise. Une fois le travail accompli, ils chargeaient la camionnette et Lelong partait livrer sa marchandise. A l'extérieur, s'il avait été surpris avec la cargaison de poulets, il avait trouvé une parade. « Poulet d'Or » dans sa mansuétude les offrait aux Restos du Cœur qui acceptaient les denrées passées d'un jour.
Bref, je m'en contrefoutais. C'était son problème pas le mien. Je voulais juste retrouver une vie normale : mon cher RSA, l'amour inavoué que j'éprouvais pour Sabrina Lamure et surtout mes livres. Je voulais juste oublier « Poulet d'Or ». Effacer ses quelques jours de ma mémoire. Ne plus jamais y penser et ne plus jamais y revenir. La bestialité dont j'avais fait preuve envers Lelong me tourmentait également. Je découvrais avec horreur et inquiétude, cette face obscure de ma personnalité que la peur seule ne pouvait expliquer totalement.

Un mois après ces événements, Cambouis m'a invité chez lui pour me remercier de lui avoir sauvé la vie et pour m’être tu. Il a insisté longuement car je n'en avais pas très envie. Je déprimais un peu et n'arrivais pas encore à exorciser tout ce qu'il s'était passé. Je voyais des poulets partout à longueur de journée. J'étais devenu « pouletophobe ». Je dormais mal, n'osais plus sortir de chez moi et surtout ne lisait plus. Ce qui chez Jacques Gilbert est plutôt mauvais signe. Et en plus, Sabrina Lamure n’avait pris de mes nouvelles qu’une seule fois et j’étais déçu par son peu d’admiration face à l’exploit retentissant que j’avais accompli.
La mère de Cambouis avait préparé une spécialité africaine que je ne connaissais pas. Du Yassa. Je lui ai demandé les ingrédients avant de passer à table. Plus par politesse que par curiosité. Ravie par mon intérêt, sentencieuse et mystérieuse, elle m'a répondu : « des oignons, du piment frais, de d'huile d'arachide, des citrons verts, du sel, du poivre, du thym, du laurier ». Puis elle a rajouté d'un ton espiègle : « et...surtout un beau poulet ! ».
Toute la famille m'a regardé d'abord en pouffant discrètement. Pas très longtemps car ils sont partis ensuite d'un énorme éclat de rire. Je les ai rejoint tout en me demandant si j'étais victime d'une mauvaise farce.

FIN

Patrick FORT 2007© Tous droits réservés.