Jour 18 et « Déconfinement » de Pierrot Domengès où l’on retrouve son décors de prédilection : l’Espagne. Auteur il est aussi directeur artistique de la Gespe, scène des musiques actuelles de Tarbes, et depuis peu cogérant d’un restaurant. Il vient de sortir aux Éditions Arcane 17, un livre de nouvelles noires « le lézard et la mosaïque »
http://www.editions-arcane17.net/fr/livres/le-lezard-et-la-mosaique-roc…

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Déconfinement

Lorsque dans mon appartement du sud ouest de la France j'ai besoin de m'évader et de lancer mon âme derrière cette chaîne de pierres qui entrave l’Espagne, je plonge une gousse d'ail dans l'huile d'olive d'une poêle brûlante .Une assaillante odeur envahit alors mon réduit et je me mets à voyager tout en restant confiné dans le gris et l'obligatoire .

Comme par magie, me voici soudain dans une rue silencieuse et déserte, écrasée de soleil, plombée de chaleur. Je ne perçois que quelques tintements de cuisine et le râle du poumon usé des climatisateurs .De l'autre coté,c'est à dire chez moi,un air de musique andalouse illustre l'instant et accompagne mon hologramme qui erre dans l'été des oliviers.

J'ai grandi dans une famille ouvrière qui m'a toujours conseillé de me contenter de peu, puisque c'était tout ce qu'ils possédaient et que, cette besace suffisait à leur bien être. De quoi manger, élever les enfants, du travail et les quelques aumônes de la vie . Tiercé, pétanque, promenades du Dimanche et l’omelette que l'on mangeait sur l'herbe lors du passage du tour de France Une liberté sous tutelle qui leur permettait de pester contre les possédants devant la télé en se disant que le changement n'était pas pour demain .

J'ai dû hériter de ces années familiales puisque me contenter de ce voyage virtuel convient à mon besoin de ce jour . Je viens d'enjamber la fenêtre du confinement et j'avance dans la rue de ce petit village andalou. Je retrouve ces bruits connus qui, ici, escortent la canicule . L'irrégulier et entêtant filet d'eau de la fontaine qui claque sur la place, les frottements des rideaux à lanières qui font de rares aller et retours à l'entrée des cafés lorsque, par miracle une brise passe.

Mais aujourd'hui je n'entends pas de cris d'enfants ni de claquement de portière qui résonnerait d'un porche ombragé. Les derniers sons des hommes qui rentrent en hâte se mettre au frais . Rien, ni une rumba échappée d'un poste de radio ni le grincement de quelques gros fauteuils que l'on prépare à la sieste . Mon voyage m'a fait oublier les corps allongés à même le sol dans ces couloirs des hôpitaux de Madrid, de Barcelone... Ici aussi il y a ce poison dans l'air, ici aussi ils sont là derrières ces portes confinés dans la peur et l'impuissance .

Soudain apparaît le chant des sabots d'un cheval échappé d'un enclos, je me presse vers la petite place pour apercevoir la magnifique bête noire . L'animal est immobile et pourtant j'entends toujours le claquement de ses pas qui peu à peu forment d’entêtantes rythmiques ,d'hystériques chorégraphies.
Face à moi, « la Chana », reine du flamenco danse, possédée. Elle est assise sur une chaise, depuis des mois elle ne peut plus danser debout . Mais à 70 ans elle offre son âme à son corps . Ses pieds, ses mains, ses bras s'agitent de rage et d'abandon et se consument jusqu'à ce qu'elle fouette l'air de ses deux bras et s'immobilise la tête penchée en arrière . Je n'entends plus que sa respiration, son souffle se fait prière .

La « Chana », la reine vient de danser de tout son corps,de toute son ame comme elle le fait depuis qu'elle a quinze ans Elle a dansé assise, faisant oublier ce fauteuil dans lequel on la croyait confinée .