Jour 36 et « Amiante fiction 1, Coronavirus fiction 2 » de l’historien Frédérick Genevée, une fiction grinçante où toute ressemblance avec des événements ou des personnes serait totalement fortuite.
Frédéric Genevée est professeur d’histoire. Il est président du musée de l’Histoire vivante de Montreuil.
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Amiante fiction (1)
Ce texte est pure invention, toute ressemblance avec des événements ou des personnes seraient totalement fortuite.
La suspicion était là depuis des années, dans les conversations de salle des profs, à la cantine. On avait entendu parler du scandale de Jussieu et du chantier pharaonique de désamiantage. Le lycée Georges Brassens de Villeneuve-le-Roi avait été construit au début des années 60 en pleine fascination pour le matériau bon marché qui permettait de lutter contre les incendies, donc pas de raison que de l’amiante ne se retrouve pas dans quelques recoins de la vieille bâtisse. On n’en parlait mais on ne voulait pas y penser ; après tout depuis l’interdiction en 1998 de son utilisation dans les nouvelles constructions, on devait être à l’abri. Personne au ministère de l’Éducation Nationale et dans les collectivités territoriales responsables ne prendrait le risque de ne rien faire contre la contamination d’une école. On n’y pensait pas car l’amiante prend son temps pour tuer, la maladie ne se déclare que des décennies après l’infection. On pensait donc à autre chose, à notre métier, à nos passions, à nos amours puis les événements se précipitèrent.
24 novembre 2017 : Une enseignante ramasse un petit morceau blanchâtre tombé du plafond de la salle informatique 320 et le confie à l’enseignant faisant fonction de conseiller de prévention et à un élu au Comité d’Hygiène et de Sécurité. Ce dernier informe la proviseure et en vertu du principe de précaution demande la mise en place d’un protocole d’alerte avec fermeture de la salle pour ce qui lui paraît être un incident amiante. Il lui enjoint aussi de prévenir les services compétents de la collectivité de rattachement, la Région Île-de-France.
30 novembre 2017 : les professeurs occupant la salle 320 habituellement sont invités à ne plus s’y rendre. Ceux qui l’occupent ponctuellement ne sont pas prévenus.
1er décembre 2017 : Une entreprise prestataire de la Région conduit une analyse d’air dans la salle 320
4 décembre 2017 : La Région Île-de-France reçoit les résultats de l’entreprise prestataire. Le nombre de fibre d’amiante est deux fois supérieur à la norme autorisée.
15 décembre 2017 : La direction du lycée est prévenue que les ordinateurs de la salle 320 seront retirés pour destruction immédiate. Les enseignant n’ont toujours pas connaissance des résultats de l’analyse mais sont informés pour les ordinateurs. Les enseignants décident d’exercer leur droit de retrait. Ils ne savent pas encore qu’il l’exerceront pendant plus de six semaines. La proviseure décide de fermer le lycée dans l’attente d’une nouvelle expertise.
Noël 2017 : La nouvelle expertise fait apparaître que le flocage entre les faux plafonds et le toit est en réalité totalement amianté. Ce sont des tonnes d’amiante que l’on découvre alors. Pourtant les derniers documents officiels d’analyse des bâtiments (Diagnostic technique Amiante) n’indiquent pas cette présence ou plutôt ne l’indiquent plus car il apparaît que quelques années auparavant cette présence avait été mentionnée. Les expertises ont donc multiplié les contradictions : flocage non amianté mais dégradé, puis flocage amianté mais en excellent état… On s’y perd.
Incompétence, volonté de nuire ou système où s’entremêlent intérêts politiques, intérêts privés, discours d’experts ?
Janvier 2018 : Les enseignants maintiennent leur droit de retrait et ne veulent plus se contenter de la communication officielle des experts mandatés par la Région dont l’un sera plus tard mis en examen. Seuls des contractuels au statut précaire et qui ne sont pas certains de voir leur contrat renouvelé assurent quelques cours.
16 janvier 2018 : Mise en place d’un dispositif de continuité pédagogique, des cours sont assurés dans les locaux du collège voisin, d’autres sont assurés en ligne. Le Comité d’Hygiène et de Sécurité départemental se déplace et s’entretient avec les personnels. Son avis va dans le sens des enseignants. Une cellule d’aide psychologique est activée. Le rectorat finit par reconnaître la légitimité du droit de retrait. Mais pas ou peu de présence de la médecine scolaire qui a totalement été démantelée au nom des impératifs de gestion et d’économies budgétaires.
Février 2018 : Les enseignants et les lycéens multiplient les actions spectaculaires, se font photographier avec des masques, contactent la presse. Quelques reportages sur France 3, dans L’Humanité, Le Parisien, Le Figaro.
Les cours sont totalement délocalisés dans un collège désaffecté de Vitry-sur-Seine. La municipalité renonce à ses projets de réhabilitation pour accueillir les lycéens de Villeneuve-le-Roi.
Vacances d’hiver 2018 : De nouvelles expertises concluent à l’absence d’amiante dans l’air du lycée.
Au retour des vacances : La pression se fait considérable sur le corps enseignant. Des parents, des élus, le rectorat invoquent l’obligation scolaire. Certains découvrent les inégalités sociales pour exiger que les cours reprennent. Le bac arrive, il faut tout faire pour la réussite des élèves quitte à leur faire risquer le pire. L’association de parents se scindera entre partisans et adversaires de la reprise.
Les enseignants acceptent de reprendre les cours mais obtiennent des inspections quotidiennes, des analyses d’air régulières, une accélération de la reconstruction du lycée, la fermeture de certaines salles et une nouvelle expertise. Cette dernière ne leur sera transmise que partiellement et ne les rassurera pas. L’Agence Régionale de Santé couvre cette absence d’information.
Juin 2018 : De nombreuses demandes de mutation pour des cieux plus cléments. Les résultats au bac sont excellents.
Septembre 2018 : Les cours reprennent mais la crainte est toujours là.
Octobre 2018 : Un incendie se déclare à l’un des étages du bâtiment amianté. Les pompiers interviennent efficacement et inondent le lycée pour éteindre le feu. Évidemment, on ne peut que craindre que l’eau ait traversé les flocages et les ait totalement détériorés.
Les enseignants se mettent à nouveau en droit de retrait. Ils se mobilisent avec leurs syndicats, créent leur association de défense, se coordonnent avec l’Association Nationale Des Victimes de l’Amiante qui pour sa manifestation annuelle choisit pour thème le combat contre l’amiante à l’école. Manifestation émouvante où se côtoient lycéens, enseignants, malades et veuves de victimes du minerai tueur.
A l’Assemblée nationale, la députée communiste Elsa Faucillon interpelle le Ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer sur le cas particulier des Brassens comme on dit maintenant mais aussi sur la situation générale. Il promet de se pencher sur le cas du lycée et annonce la création d’une commission chargée de coordonner les efforts de l’État et des collectivités territoriales face à l’amiante. On apprendra plus tard que la suppression de l’Observatoire National de la Sécurité et de l’Accessibilité des Établissements d’Enseignement – organisme indépendant- est prévue pour juillet 2020. Sans doute le « en même temps » macronien. On dit une chose et on se débarrasse d’un organisme qui venait de conduire une enquête sur l’amiante à l’école.
La couverture médiatique s’intensifie, Libération et L’Humanité en font leurs gros titres, plusieurs reportages télévisés au JT de 20H mais Le Monde, le grand quotidien de référence, se refuse toujours à traiter des événements.
Le lendemain : Le Rectorat fait savoir aux enseignants que leur droit de retrait ne sera pas reconnu et que s’ils acceptaient de reprendre les cours, on oublierait de leur prélever des journées de salaire.
Ils ne céderont pas. Après les vacances de la Toussaint, ils reprennent le chemin des cours dans un lycée modulaire construit à la hâte. Ils décident d’engager des poursuites judiciaires.
Épilogue : Avec leur association Urgence Amiante Ecoles qui a maintenant pris une dimension nationale, les Brassens ont porté dans le débat public le drame de l’amiante à l’école. On sait maintenant que 60 enseignants par an meurent de mésothéliome, rejoignant ainsi les dizaines de milliers de victimes de l’amiante.
Le jour d’après a été vécu comme une sortie de l’insouciance, la prise de conscience de ce qu’était une crise sanitaire, que nous devions faire face à la dénégation, à un système libéral et technocratique, au chantage à l’intérêt général, et à la culpabilisation de ceux qui ne voudraient pas lutter contre les inégalités sociales, à la réduction de la parole citoyenne face à celle des experts et de ceux qui savent. Mais heureusement, plus jamais ça. Un sentiment de libération nous étreint en espérant qu’aucune fibre - il en suffit d’une seule - ne se soit déposée au fond de nos poumons.
Coronavirus fiction (2)
Ce texte est pure invention, toute ressemblance avec des événements ou des personnes seraient totalement fortuite.
La suspicion était là depuis des mois, dans les conversations de salle des profs, à la cantine…
Frédérick Genevée