Jour 32 de notre carnet de bord et l’urgentiste Loïc Pen. « Les éditions Arcane 17 m’ont demandé, par la voix de Marie Pierre, un texte pour alimenter le carnet de bord du confinement. Difficile en ce moment … étant urgentiste, je ne suis confiné qu’en dehors du travail, je travaille plus que d’habitude et j’avoue que mes périodes de confinement sont des périodes de flemme intense se répartissant entre, le sommeil, la lecture, les vidéos à distance avec les enfants confinés loin de moi et Netflix. Bref peu de temps pour penser et une évidente indolence. En manque d’inspiration, j’ai fouillé l’ordinateur et je suis retombé sur le texte qui suit. En ces temps d’épidémie, je lui ai trouvé une triste résonnance, une véritable mise en abyme. »
Le texte date de 2011 et lisez, il est d’une actualité tragique👇

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Triste résonance

Une vielle dame hurle qu’elle veut retourner chez elle. Plus loin d’autres personnes âgées gémissent ou tremblent de peur dans cet environnement inquiétant. Certaines se sont urinées dessus. Ailleurs, c’est un patient en chimiothérapie qui s’est aggravé. Dans ce coin c’est une patiente délirante attachée à son brancard… . Faute de place, ils sont une vingtaine dans le couloir des urgences de Creil. C’est un chiffre moyen, une journée ordinaire....

Ils sont entassés les uns sur les autres sans intimité. L’infirmière court partout, débordée. C’est une professionnelle expérimentée. Elle est depuis plusieurs années aux urgences. Elle me dit qu’elle a envie de pleurer. L’interne, quant à elle, a déjà craqué, de même qu’une infirmière plus jeune que j’aperçois en larme.
Pour ma part, je suis coincé au déchoquage avec un patient entre la vie et la mort… je ne les aiderai pas.

« Ce qu’il y a de scandaleux dans le scandale c’est qu’on s’y habitue » Simone de Beauvoir
Cela fait environ 6 ans que cela dure et c’est de pire en pire.
Il y a 6 ans, nous étions 19 médecins temps plein, nous sommes désormais 17, nous devrions être 25. On compense par des heures supplémentaires…
Récemment, en faisant la visite un lundi matin, j’ai trouvé deux « pré-infarctus» ignorés depuis 48 heures et un patient en arythmie cardiaque que l’on n’avait pas anti-coagulé et qui risquait l’accident vasculaire cérébral.
Après un moment de colère, j’ai pris connaissance de la situation aux urgences 48h avant : Critique ; des patients partout, des équipes débordées. Les médecins qui ont vu ces patients, je les connais depuis des années. D’excellents professionnels, particulièrement rigoureux. Ca peut m’arriver ; ça va m’arriver. Cette fois ci nous avons de la chance, tout fini bien. Nous allons finir par tuer des patients.

Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage.
Si les urgences de Creil sont particulièrement en difficulté, cette situation n’est pas isolée. Partout, les urgences et les hôpitaux souffrent, c’est partout la même politique de liquidation de l’hôpital public.
En changeant le mode de financement de nos hôpitaux, les gouvernements de ces dernières années ont rendu les hôpitaux publics déficitaires. Aujourd’hui, ils s’appuient sur ces déficits qu’ils ont provoqués pour justifier la casse.
Cette casse sert à dégager le terrain pour le secteur privé lucratif. Le service public est rendu incapable de remplir ses missions, reste le service payant.
Tout s’accélère, la fusion démolition des hôpitaux de Creil et de Senlis est en route. La direction commune de ces hôpitaux a été votée. Nos services sont mis à genoux. Il restera à ramasser les morceaux pour un regroupement peau de chagrin.

Travailler plus pour gagner moins.
En fin d’année, la direction de l’hôpital de Creil a décidé de modifier le mode de comptabilisation des heures des médecins du pole urgence, réanimation, anesthésie. Avec l’instauration d’un comptage plus défavorable aux médecins, le but de la manœuvre semble être de faire encore des économies. Devant cette situation, les médecins dans leur majorité ont décidé de ne plus travailler que 40 heures hebdomadaire et de ne plus faire d’heure supplémentaire.
Des anesthésistes qui travaillent moins, ce sont des interventions chirurgicales en moins. Des réanimateurs qui ne font plus d’heures supplémentaires, ce sont 4 lits fermés sur les 12 que compte ce service pourtant vital. Et pour les urgences, ce sont des médecins en moins à l’accueil du patient. Certains jours, il pourrait n’y avoir que deux médecins là ou il y en a 5 actuellement. Ca peut arriver, ça va arriver.
On ne peut plus demander aux professionnels de santé d’assumer les aberrations des politiques de santé. Nous avons une responsabilité collective à nous indigner et à résister.

« Le motif de la résistance, c’est l’indignation » Stéphane Hessel
Nous devons tous nous préoccuper de ce qui arrive dans nos hôpitaux. L’indifférence serait la pire des attitudes. Si nous ne résistons pas c’est le droit à la santé pour tous qui va disparaître. La situation est inadmissible, tout ce qui permettait un contrôle démocratique des hôpitaux (instances comprenant des élus, des syndicalistes, des professionnels, des usagers, avec de vrais pouvoirs) a été balayé par la loi Bachelot. Cette loi transforme les directeurs en dictateurs d’hôpitaux. Eux-mêmes sont sous la coupe de l’agence régionale de santé et in fine du ministre lui-même. Adieu démocratie locale, adieu autogestion, bonjour technocratie autoritaire !

Cette situation est dénoncée dans l’appel des soignants du MDHP (Mouvement de Défense de l'Hôpital Public) qui explique le conflit éthique entre le devoir d’assurer la qualité des soins et l’exigence de rentabilité financière…

« Celui qui se bat peut perdre, celui qui ne se bat pas a déjà perdu » Berthold Brecht.
Au-delà de l’appel des soignants, c’est à chaque citoyen qu’il incombe de s’exprimer.

Intervenez auprès de vos élus.
Les députés de droite d’abord dont la responsabilité est immense mais aussi tous les élus locaux du maire au conseiller général. Demandez des comptes à ceux qui soutiennent la fusion des hôpitaux. Demandez-leur s’ils mesurent le désastre en cours.

Faites pression pour qu’ils exigent un moratoire sur la fusion des hôpitaux de Creil et de Senlis et une commission d’enquête incluant des élus, des usagers, des syndicalistes, des professionnels de terrain pour en mesurer les effets.

Qu’ils écrivent au préfet, au ministre, au directeur d’ARS pour demander des comptes.
Exigez une subvention d’équilibre de l’Etat pour apurer les déficits des hôpitaux de Creil et de Senlis. C’est la seule façon d’en finir avec les plans de retour à l’équilibre qui détruisent l’hôpital. C’est la seule façon de repartir sur le seul indicateur valable : les besoins de santé publique.
Nous avons besoin de démocratie, besoin de véritables assises départementales de la santé. Nous ne devons plus laisser les décisions à des responsables coupés des réalités quotidiennes.

J’interviens ici comme médecin et comme militant politique, un mélange des genres qui me sera reproché. Mais mon métier me fait obligation de dénoncer la situation dangereuse pour les patients et mon engagement le devoir de me battre avec vous pour changer cette politique.

Alors allons-y !! Allez vraiment voir vos élus, ne cédez pas à l’indifférence, c’est un enjeu pour maintenant et pour demain.