Jour 22 du carnet de bord Arcane 17 et l’excellent "Surblues du confiné" une nouvelle de Jack Chaboud.
Écrivain lyonnais aujourd’hui installé à Marseille, il a été directeur de collections de romans chez Magnard (jeunesse) et chez Plon (littérature générale). Il est l'auteur de "L'ésotérisme pour les Nuls" (First, 2015 et 2019) et du polar "Le signe de détresse", Dervy, 2018.

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Le surblues du confiné

Détective privé, ça sonnait polar américain « hard boiled », libéral, capitaliste, ou bien religieux comme les écoles pour les enfants des riches. Il y avait bien eu l’exemple des détectives sauvages de Roberto Bolano ou le branquignole à Babylone de Richard Brautigan, peut-être aussi Canardo, Palmer et tous les détectives de papier, mais n’en ayant pas eu connaissance, il avait donc ouvert une officine de détective public, dans un bureau plutôt cossu, sans secrétaire pulpeuse, sans whisky ni pistolet pendu dans un holster fatigué à un vieux porte manteau. En ces temps prépostapocalyptiques, il convenait d’être laïc, fraternel et solidaire, ses consultations et enquêtes étaient donc gratuites et accordées non pas à la tête du client, mais à la détresse du patient. Comment payait-il son loyer et ses frais, nul ne le sut jamais et son dossier est classé « secret défense ».

Ce matin d’avril 2020, indifférents à la pandémie, la nuit s’était retirée et le jour était à l’heure. Les lâches avaient fui les grandes villes, pitoyable reproduction de l’exode de 1940, d’ailleurs les délateurs, antisémites et xénophobes étaient déjà à l’œuvre.

Au sortir d’un rêve calme, il commença par tenter de téléphoner à sa fiancée, confinée dans une librairie du centre ville qui expédiait discrètement des ouvrages dans des cartons de pizza. Comme elle était en ligne – ses appels téléphoniques n’étaient jamais plus courts que quarante cinq minutes- , il se brancha sur les échanges radio de la police, comme le font tous les bons détectives. Il sourit à l’évocation de l’arrestation nocturne, encore sur dénonciation, d’une bande de joyeux boulistes qui avaient bravé tous les interdits pour jouer quelques doublettes et triplettes, bas nylon sur le visage, sur le terrain du club de La Boule Splendide, dans le quatrième arrondissement de Marseille. Il en souriait encore lorsque retentit la toute nouvelle sonnerie du bureau, un massacre de « Henry’s lament » de Brad Mehldau. Il ouvrit la porte à… un agent de police. L’homme mit un doigt sur ses lèvres et murmura :
« Je ne suis pas un vrai, mais avec l’uniforme, personne ne penserait à m’arrêter, sauf peut-être un gendarme, mais en ville, ça va. »
Comme ils s’apprêtaient à partager un petit déjeuner dans la cuisinette de l’agence, le faux policier remarqua que le détective s’était déjà lavé les mains deux fois. Il remarqua :
« Geste barrière ?
- Non, toc » répondit son hôte, qui recommença après leur repas en utilisant savon de Marseille et gel hydroalcoolique.

Le visiteur entreprit alors de raconter son affaire en éparpillant quelques miettes de pain grillé autour de son bol de thé :
« Voilà : une vieille amie en perte de mémoire, positive au covid 19 et confinée dans un EPHAD proche de la rue d’Aubagne, m’a chargé de lui retrouver un tableau, dont elle ne se souvient ni du sujet ni du peintre, et dont elle ne sait plus où elle l’a caché, et si elle l’a caché ».
Ca commençait bien, car il aimait la peinture par-dessus tout, sauf Renoir et Le Greco. D’instinct il suggéra :
« Ca pourrait être « Murder of olofernes », de Cy Townbly.
- Pourquoi ?
- Parce que je n’aime pas l’artiste et l’affaire serait close.
- Il se pourrait, ajouta le visiteur, qu’il s’agisse d’un tableau maquillé de Georges de la Tour.
- Ah, le peintre du très clair obscur. Et comment savez-vous ça ?
- On le saura à la fin.
Ils se turent un long moment, chacun naviguant dans des peintures imprévisibles, jusqu’à ce que le détective s’écrie :
« On y va », en se levant comme une marionnette à gaine.
- Où ?
- Mais là où se niche cette toile.
- Évidemment ».

Ils descendirent dans son garage, où le visiteur indiqua un énorme sac posé contre un mur.
« Avec la petite voiture d’un ami, nous nous sommes permis d’entrer dans votre parking, où j’ai entreposé un matériel qui nous sera précieux, voyez plutôt… »
Il ouvrit le sac, dans lequel le détective ébahi découvrit une débroussailleuse et une tronçonneuse. Devant son étonnement, le faux policier précisa, en brandissant une ATTESTATION DE DEPLACEMENT DEROGATOIRE, dont la case « Déplacement entre le domicile et le lieu d’activité professionnelle » avait été cochée :
« Vous comprenez, affirma le faux policier, nous sommes ainsi tous deux couverts comme forestiers ou bûcherons, dont les déplacements sont plus difficiles à contrôler que ceux d’un plombier ou d’un électricien.
- Astucieux, mais un peu limite en terme d’éthique », reconnut son complice en portant les outils dans son coffre. Puis il lui indiqua la place du conducteur d’une grosse Volvo, genre voiture de promoteur immobilier, en précisant qu’ils n’auraient pas de contrôle avec lui au volant, mais le malheureux avoua « je ne sais pas conduire ! ».
En maugréant, le détective se mit au volant et ils démarrèrent sur des casquettes de roues en laissant une aile dans la montée, car la voiture était trop large et trop grosse pour sortir du garage.
« Curieux, remarqua le faux policier, comment avez-vous fait dans l’autre sens ?
- Le sens… allez savoir quel est le bon. Quand notre affaire sera achevée, tout ça sera révélé par les critique de Télérama ou des Inrocks ».
Ils partirent dans un silence aussi plat que l’encéphalogramme d’un Evangéliste mulhousien. Quand ils longèrent la côte rocheuse d’un vaste plan d’eau saumâtre, dans un virage, ils aperçurent un cimetière marin loin de Brassens et Valéry, mais proche du monde d’Enki Bilal : enchevêtrement de carcasses rouillées de bateaux dans un magnifique désordre.
« J’aime les atmosphères corrompues à la Bilal, flûta le faux policier un rien snob.
- Connais pas, maugréa le conducteur, en arrêtant la voiture pour ouvrir le coffre et en sortir un jerrycan de gel hydroalcoolique dont il inonda ses mains et son visage.
-  Toc ? Remarqua son compagnon avec compassion.
- Non, geste barrière » rétorqua le détective qui n’en était pas à une contradiction près. Puis il tenta de joindre sa fiancée, qui était en communication. Lorsqu’ils furent loin de la côte, sur la route, le détective demanda à son compagnon s’il connaissait Mulhouse :
« Non, affirma le passager, mais j’ai là bas une amie soignante et un ami soigné.
- Je croise les doigts pour eux », affirma béatement son compagnon.

Les deux hommes se plongèrent ensuite dans un silence que rompit le passager en choisissant un CD pour passer en boucle l’air de la Reine de la nuit, ce qui fit grogner le détective, qui ne devait pas aimer Mozart :
« Peut-être qu’elle est la reine de la nuit, mais moi j’ai un ami qui en est le roi, il se lève en pleine nuit pour la formule 1.
- C’est mieux que se coucher en pleine nuit dans un formule 1. »
C’était pas terrible, mais ça les fit rire jusqu’à ce qu’ils tombent en panne. Ils descendirent sans savoir trop quoi faire ; un vent aigrelet comme du vin rosé les accueillit. Le faux policier regarda longuement le paysage alentour et remarqua :
« Je sais où nous sommes, c’est un endroit dangereux car une bête rôde ici. On ne l’a jamais vue, jamais entendue, mais moins elle est là, plus elle est là, comme le démon.»

Pour accentuer leur infortune, une bande de nuages gris et pommelés chassèrent brusquement du ciel environnant les doux nuages pâles et cotonneux qui s’y prélassaient. Les deux voyageurs n’y prêtèrent pas attention, car la Volvo s’était décidé à repartir, l’existence ayant précédé l’essence. Le détective fredonna aussitôt un extrait de la bande son de « La Flor » de Mariano Llinas, ce chef d’œuvre de quatorze heures en quatre épisodes, que son compagnon reconnut avec assurance :
« Bande son du troisième épisode, d’après la chanson « Existir » du groupe portugais Madredeus.
- Cinéphile ? demanda le faux policier.
- Un peu, j’ai vu « Mulholland drive » vingt cinq fois, et j’ai vu en entier les deux premières réalisations de Bi Gan.
- Bi Gan, vous avez dit Bi Gan, comme c’est bizarre !
- Pas tant que mon ami cévenole qui m’a fait découvrir « Deux mille maniaques » et « Carnival of souls ».
- Pas mal, mais moi aussi j’ai un pote dingue de cinéma qui m’a attaché pour regarder le même soir « Massacre à la tronçonneuse » et l’intégral de Bruno Dumont.
- Ça impressionne.
- Il sait qui est le réalisateur de « Cuisses infernales » et « Les suceuses ».
- Burt Tranbaree.
- Oui, mais il sait aussi son vrai nom.
- Alors là, respect ! »
Ils se turent ensuite, le temps d’écouter les nouvelles catastrophiques du monde confiné, mais le chauffeur finit par changer de canal pour mettre « Rire et chanson », sa chaîne favorite. Au bout d’un temps certain, tandis que la voiture et le faux policier ronflaient, ils arrivèrent dans un petit village, où plusieurs passants en sortie illégale fuyaient en regardant le ciel, brandissant de manière pathétique leurs « Attestation de Déplacement Dérogatoire ».
« Ils doivent avoir des drones par ici », constata placidement le faux policier. Mais il comprit vite son erreur lorsqu’un vol de gabians fonça sur les fuyards déconfinés et les bombarda de fientes. Les oiseaux portaient des brassards « police municipale ». A la sortie du village, le conducteur freina brutalement et s’arrêta à la hauteur d’un bâtiment d’école maternelle délabrée de style marseillais, d’où s’échappaient des cris et des chuchotements.
« Mais… les mouflets ne sont pas confinés ici ? s’étonna le faux policier.
- Peut-être que ce sont des nains. On va voir ? »
La grille d’entrée grinça ; tandis qu’ils pénétraient dans la cour, la température chuta brutalement. Une maîtresse frigorifiée vint à leur rencontre et leur demanda :
« Vous n’auriez pas des couvertures, les gosses pèlent de froid ? »
Ils ne purent répondre car une marée de gamins les assaillit, en les submergeant de sarcasmes incompréhensibles et de gestes déplacés :
« Monsieur … des sous !
- Moi, affreux Jojo !
- T’es con le clown ! »

Une mauvaise petite blonde tenta de donner un coup de pied aux fesses du détective, le manqua et tomba les quatre fers en l’air, à la grande joie des autres mini monstres, sauf deux d’entre eux, trop occupés à faire danser des cerfs volants avec l’habileté des gosses de Kaboul. « On file », beugla le détective à son compagnon. Ils réussirent à sortir du magma de petits affreux, regagnèrent la route et une vingtaine de degrés celsius. En se retournant, ils virent qu’il n’y avait plus un enfant dans la cour, et même plus de cour.
Bien au-delà, au pied d’une montagne, ils s’engouffrèrent dans une gorge profonde si étroite qu’ils faillirent être emboutis par une voiture de la poste, qui devait avoir les Visiteurs (du soir) aux trousses pour rouler à cette vitesse. Ils croisèrent ensuite deux autres autos, qui, sans doute pour compenser aux yeux des touristes, roulaient à des allures d’escargots unijambistes.
ils eurent bientôt faim et trouvèrent aisément une avenante auberge auvergnate à l’ancienne. Le patron les accueillit en leur récitant les menus du jour et des trois cent soixante quatre autres, en y ajoutant, avec une parfaite diction, l’intégralité des poèmes des poètes parnassiens et autres symbolistes français fin XIX° siècle. Ils applaudirent et il commenta :
« Je suis en fait un mauvais cuisinier, mais je connais par cœur la vie de Renan. »

Ils firent un bon repas, car la femme de l’aubergiste, qui ne ramenait pas sa science, était une bonne cuisinière. Comme ils allaient regagner leur véhicule, l’aubergiste leur fit signe d’attendre et revint avec une bouteille de rhum.
« Tenez, vous m’êtes sympathiques, je vous offre une bouteille de rhum arrangé hydroalcoolique, à prendre par petites goulées ». Ils remercièrent, puis s’enquirent de la route du château de K, où était caché le tableau. Les aubergistes les envoyèrent involontairement sur une mauvaise piste et ils se heurtèrent très vite à la frontière du Coronavirland, dont la devise est : « Robuste rosier sans épine ni fleur ». Là, avec civisme, ils résistèrent à la tentation de passer de l’autre côté, sachant que le virus ne pouvait y sévir, faute de compte en banque numéroté. Le faux policier eut alors l’idée d’appeler au secours un couple d’amis frontaliers qui accoururent, leur offrirent un GPS ultra performant et les mirent en garde afin d’éviter la première bourgade qu’ils allaient traverser, et dont ils ne pouvaient prononcer le nom (ils l’écrivirent sur une note, disparue depuis), mais comme il était impossible de l’éviter, ils leur firent des adieux déchirants. Quelques dizaines de kilomètres plus loin, les deux voyageurs comprirent vite qu’ils étaient sur le territoire en question lorsqu’ils entendirent un braiement d’une incroyable puissance sans qu’aucun âne ne soit visible. Sous le coup de la frayeur, ils s’évanouirent. A leur réveil, ils étaient attablés devant des Picon grenadine posés sur une table bancale et crasseuse, dans un café minable sur la place de la ville maudite. Alors qu’ils s’apprêtaient à s’enfuir, une vieille R5 rouge se rangea le long de la terrasse du « Bar des fourmis rouges ». Un très gros homme en T shirt douteux et pantalon itou s’en extirpa, entra dans le bar et se dirigea vers les voyageurs d’un air menaçant, sous les yeux tourneboulés de la fourmi rouge qui servait au bar. Les deux intrépides voyageurs réalisèrent alors qu’ils hallucinaient et sortirent du fossé dans lequel leur véhicule avait chu. Grâce au gros type crasseux et costaud, sorti de son multivers pour faire un tour dans la réalité, ils purent extraire la Volvo du fossé, où demeura la R5, mais l’homme n’en avait pas besoin pour se rendre ailleurs.
Vers le milieu de l’après midi, le détective arrêta la Volvo pour parler d’amour avec sa fiancée, mais son téléphone sonna occupé à chacune des tentatives qu’il hasarda. A ce moment là, un groupe de randonneurs en rangs d’oignons dépassa leur véhicule. Ils paraissaient exténués, l’un d’entre eux boitait pieds nus, les autres avançaient sur des skis de fond sans roulette, mais tous, perturbés par un confinement qu’ils ne respectaient plus, portaient des moufles griffées « gants de Fantômas » et diverses formes de masques (Zorro, Mort rouge, Batman …)
Le détective redémarra, et tandis que le groupe disparaissait dans le passé, la route se transforma en chemin et la pente penta, entre des rangées d’arbres aux branches désordonnées, d’où jaillirent des flots de troglodytes mignons, qui s’enfuirent vers de hauts buissons ardents. Crispé à son volant, le détective ne put s’empêcher de remarquer :
« Nous avons quand même traversé de bien étranges endroits.
- Non, répondit le faux policier, nous n’avons traversé que des envers, le seul véritable endroit, celui où se niche le tableau, est là, tout proche. »
En effet, au dessus d’eux, la silhouette d’un château l’autre barrait l’horizon. Quelques poignées de minutes plus tard, ils se présentèrent devant un portail d’une grande hauteur, mais d’une minuscule largeur, ce qui lui déniait sa fonction de portail. Ils le contournèrent donc pour suivre une allée de briques jaunes qui menait à un court de tennis tout droit sorti d’India Song : grillage déchiré, sol bosselé. Un homme portant le maillot de l’Olympique de Marseille jouait au ballon en faisant des sombreros à l’endroit où aurait dû se situer le filet, sans se préoccuper du soleil qui incendiait le court.
« Avez-vous vu ? interrogea le faux policier.
- Quoi ?
- Le footballeur de tennis …
- Oui…
- Il a un superbe revers ?
- Peut-être, mais surtout il n’a pas d’ombre.
- Même les vampires ont le droit de faire du sport, conclut le détective, amoureux de Carmilla von Karnstein de longue date.

Le chemin se poursuivait ensuite vers une piscine. Une superbe naïade aux pieds chaussés de palmes académiques – ils devaient apprendre plus tard qu’elle était enseignante – jaillit sur le bord du bassin et leur fit un salut amical. Le détective voulut répondre et ils se retrouvèrent encastrés dans l’escalier menant au grand hall d’entrée. Un air de quéna vint à leur rencontre, ils le suivirent fascinés, émules d’un Pan caché entre Le vent dans les saules et Les amants du Spoutnik. Ils filèrent ainsi tels des quenouilles métaphoriques dans une merveilleuse bibliothèque, haute de plafond, solennelle, parsemée d’échelles accrochées à des étages de livres couverts d’un fabuleux réseau de toiles d’araignées. Ils ne purent y entrer tant que la naïade, partiellement rhabillée avec élégance, passa dans la pièce un aspirateur sur coussin d’air. Peu après, lorsqu’ils eurent accès aux ouvrages, le détective se figea de surprise à la vue de magnifiques lames de tarot présentées sur un pupitre. Il s’exclama :
« C’est impossible, ce sont les lames peintes par Bonifacio Bembo pour les Visconti et les Sforza.
- C’est possible, toutes ne sont pas dans la Bibliothèque Pierpont Morgan à New York ou à Yale.
- Dans ce cas…. »
Le faux policier ne l’écoutait pas, profitant du nettoyage effectué par la naïade, il compulsait avec avidité le catalogue des œuvres.
« Etonnant, très étonnant, je ne sais pas comment les propriétaires des lieux ont pu savoir, mais la première page du catalogue comporte les titres de ma liste de chefs d’œuvre. » Il allait l’énumérer, mais son acolyte le rappela à la réalité :
« Nous cherchons un tableau, pas un livre. »
Puis sans attendre de réponse, il fila droit sur un escalier aux marches de bois grinçantes et grimaçantes. L’autre lui emboîta le pas. Au premier étage, un corridor aussi lent et maniéré que ceux de Marienbad leur dévoila une suite de pièces plongées dans une douce torpeur. Elles étaient dédiées à une exposition de photographies, dessins, peintures et autres expressions artistiques, rassemblées sous l’appellation « Donation Covid 20 ».
Sur le seuil de la première salle, le téléphone portable du détective sonna le Miserere d’Allegri in extenso ma non tropo. C’était sa fiancée, qui appelait en fait une de ses amies et raccrocha quand elle réalisa son erreur.
Une petite pièce, servant d’antichambre à la galerie, comportait un panneau évoquant la biographie des artistes exposés. Tous deux passèrent en revue une théorie de clichés qui livraient des vues floues et talentueuses : deux gendarmes contrôlant l’Attestation de Déplacement Dérogatoire du conducteur d’un tank, dont toutes les cases étaient cochées ; un quadragénaire grand et mince, en surblouse de confinement, portant un masque de plongée sur le visage et un harpon à la main droite ; un tout jeune homme plutôt costaud, revêtu d’un costume d’urgentiste, portant un masque de confinement sur le visage et un ballon de basket de la main gauche ; sur la photo suivante, traitée en sépia, deux personnages masqués et gantés – un grand européen et une toute petite asiatique - souriaient dans un décor de bambous, sous une inscription « Amour et fraternité » dans un cartouche.
Alors qu’ils allaient poursuivre leur visite, le détective s’étrangla :
« On n’est pas venu ici pour de satanées photos ! 
- Exact », approuva son compagnon.

Ils essayèrent alors de gagner le deuxième étage, mais ils en furent tout d’abord empêchés par la naïade, qui passait un immense ballet nautique sur le parquet en pointes de Hongrie. Elle considéra les visiteurs avec une pointe d’ironie, avant de leur livrer le passage, tandis qu’un flot d’individus des deux sexes ne respectant pas les distances sociales, se précipita à leur rencontre en braillant « Confiteor ! » Sans en tenir compte le moins du monde, les deux visiteurs montèrent jusqu’à une ultime galerie, dont tous les éclairages s’éteignirent alors. D’un mouvement simultané, ils dégainèrent leur téléphone portable et éclairèrent les premiers tableaux qui s’offraient à leur vue. Le détective en extase s’exclama à chaque éclairage : Brueghel l’ancien ; Patinir ; Cy Townbly ; Magritte « Ceci n’est pas une pipe » avec une erreur d’étiquette car il s’agissait en fait de « Noli me tangere » de Véronèse qui laissait fort à penser que c’en était bien une.

Les deux lampes s’éteignent simultanément, dans l’obscurité le faux policier se lamenta :
« Nous voilà dans le noir maintenant.
- Mais non, rétorqua le détective, regardez bien, ne soyez pas béotien, nous sommes dans l’Outre Noir !
- Ah, oui », constata l’autre, soulagé, qui fit un pas de côté et se heurta à un groupe de mannequins prenant le thé autour d’une table : une petite fille, un loir, un lièvre et un bonhomme portant un haut de forme, tous surblousés en poubelles plastiques, masques FFP2, gants beurre frais. Tandis qu’il cherchait où il avait vu cette petite bande, un rayon de lumière tremblante perça l’obscurité, révélant une ouverture dans un des murs au-delà de laquelle s’enfuyait un couloir éclairé par des flambeaux fichés dans des appliques murales. Ils le suivirent jusqu’à une petite pièce, inondée d’une douce et curieuse lumière bleutée. Au moment où ils y pénétrèrent, ils entendirent une voix s’élever d’un plafond noyé dans les ténèbres :
« Une fois face au tableau, celui-ci me renvoyait l’image d’un homme sans contenance, livide, enfiévré. Rien ne pouvait plus me sauver, ni me retenir ; j’entrepris de désosser le cadre. Le bois ancien retenait la toile de toutes ses forces, mais je ne lui laissais aucun répit. Avec des ciseaux je portais de terribles coups sur les fixations vermoulues et arrachais de multiples copeaux. J’esquivais les éclats et jonchais le sol de débris à mesure que je tranchais, disloquais et bosselais le bois. Je le frappais si violemment que le fer de l’outil se brisa net. Je plantais ensuite un poinçon de métal avec tant de puissance qu’une partie du cadre céda. J’achevais le démembrement de la structure avec une formidable volée de marteau. L’œuvre de Georges de La Tour ainsi décoquillée se présentait vulnérable à mes desseins. Sans ménagement, je la plaquai sur une table et déversai la peinture sur sa surface ».

Le rayon de lumière se déplaça, comme s’il était mu par un projecteur et se fixa sur un tableau jusqu’alors invisible. Sous le tableau, une inscription manuscrite sur un carton d’emballage de charcuterie indiquait « Le très clair obscur » et sans doute le nom de l’artiste, qui avait été barbouillé de blanc. Tout était consumé.

Lorsqu’ils furent de retour, de vrais policiers attendaient le faux, ils leur apprirent la terrible nouvelle.

Jack Chaboud
Vingt deuxième jour de mon confinement.
7 avril 2020