J5 du carnet de bord des Éditions Arcane 17 et un texte de circonstance de l’écrivain Didier Daeninckx qui parut dans les pages de Libération du 23 mars et sera publié dans le roman noir de nouvelles collectives « Rouge cent » dédié aux 100 ans du PCF, sortie septembre 2020.
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Opération Pangolin
Cela faisait des années qu’Enrico Porgusi, un ami italien qui avait eu son heure de gloire en co-produisant plusieurs films d’Ettore Scola et à la table duquel j’avais mangé, au moment de la sortie de La Terrasse, en compagnie de Vittorio Gassman et de Stefania Sandrelli (Ugo Tognazzi avait passé une tête au moment du dessert), me tannait pour que je lui écrive le synopsis d’un film, une histoire « à ma manière » disait-il…
Il s’était rappelé à mon souvenir au début de janvier 2020 et le hasard avait fait que je participais à une rencontre littéraire à la librairie française de la ville qu’il habitait depuis toujours, Piazza Ognissanti. Il était venu me prendre le lendemain de ma conférence, vers midi, dans un hôtel proche, au centre de Florence, qui offrait des chambres organisées autour d’un patio planté de citronniers, de mandariniers aux branches chargées de fruits frais et sucrés qu’on cueillait au réveil. Depuis notre dernière rencontre il s’était épaissi, un embonpoint qu’il combattait en pratiquant la marche à pied. Tout au long du trajet le long de l’Arno vers le restaurant, il m’avait bombardé d’une ribambelle de noms de financiers, de producteurs, de décideurs, d’acteurs, d’où il ressortait que plusieurs plateformes avaient fait appel à ses services et qu’il avait porté son choix sur Netflix. Le géant américain comptait plusieurs descendants d’Italiens dans son conseil d’administration, dont des amoureux sincères de la comédie italienne, celle des Dino Risi, Mario Monicelli, Pietro Germi, Elio Pietri, Nino Manfredi, Vittorio de Sica… Et, me dit-il en poussant la porte d’une charcuterie, « ils sont déterminés à la faire revivre ! On ne peut pas laisser passer une occasion pareille !».
Il avait fait la bise à une vieille femme à lunettes vêtue d’une blouse à carreaux qui se tenait derrière un étalage de côtelettes et de saucissons que surmontaient des drapeaux italiens, des fanions de la Fiorentina.
C’est ma sœur, Francesca, il y a quelques tables dans l’arrière boutique, pour les habitués…
Francesca nous avait servi une frittata di carciofi, une omelette aux artichauts parsemée de chapelure et de parmesan, accompagnée d’un saladier de fritto misto où dominaient les fleurs de courge et les pointes d’asperges. Le Carmignano aidant, dont nous avions vidé la bouteille, et je lui avais promis de réfléchir à un point de départ pour une série dont une partie de l’intrigue pourrait avoir l’Italie pour cadre. Et pour me prouver que cette fois c’était du sérieux, Enrico m’avait forcé à accepter un chèque dont le montant couvrait plusieurs semaines de cogitation.
Il m’avait relancé un mois plus tard, en février, depuis Rome où il était en réunion avec plusieurs commanditaires de chez Netflix.
- Alors, tu en es où ?
- Je crois que j’ai un bon point de départ… Tu es bien sûr qu’ils veulent quelque chose qui s’apparente à la comédie à l’italienne dans ce qu’elle a de plus excessif ?
- Oui, no limit !
- Jusqu’à la démesure de la Grande Bouffe, du Grand Embouteillage, de L’Argent de la Vieille, de Nous voulons les colonels ?
- No limit, je te dis : je ne peux pas être plus clair. J’ai une nouvelle réunion demain matin avec eux. Tu peux prendre un avion qu’on en discute dans la soirée autour d’un bon plat ?
Nous nous étions retrouvés à la terrasse chauffée du Matricianella, via Léone, devant une montagne de fruits de mer. Enrico s’était noué une serviette blanche autour du cou :
- Allez, vas-y, je t’écoute…
- L’histoire commence en Chine dans la province du Wanzhou pendant un mariage. Tous les invités attendent le rôti de pangolin, une sorte de mammifère à écailles à la chair aux vertus aphrodisiaques. Sauf que personne ne sait que le pangolin en question a été infecté par une chauvesouris et qu’il est le réceptacle d’un virus mortel qui peut décimer la population mondiale. Cut… On se déplace à Moscou où un artiste illuminé fout le feu à la façade du bâtiment des services secrets de Poutine avant d’aller se clouer les couilles sur la Place Rouge tandis que ses assistants le protègent en l’entourant de fil de fer barbelé. Le type est pris en main par le FSB, le successeur du KGB, conditionné puis extradé en France où une campagne de solidarité est organisée par le monde intellectuel. Il est reçu comme un nouveau Pasternak, un nouveau Soljenitsyne, et se lie d’amitié avec un avocat proche de Mélenchon tout en filant le parfait amour avec une fille de la haute bourgeoisie, une beauté froide qui trouve en lui un nouveau Jean Genet, un héritier de François Villon. Cette fille a un secret : elle passe son temps à draguer des personnalités sur les réseaux sociaux et, en échange du spectacle de sa nudité, exige de ses amants virtuels des preuves d’amour filmées. Elle dispose ainsi d’une vidéothèque constituée de scène de masturbation de hauts fonctionnaires, de députés, de ministres… Le performeur moscovite tombe sur le trésor et en réfère à ses maîtres qui lui donnent le feu vert. Il choisit de mettre en ligne la scène d’onanisme du porte parole du gouvernement qui vient tout juste d’annoncer sa candidature à la mairie de Paris dans le cadre des élections municipales. Le type explose en vol en laissant comme seule trace dans l’histoire sa main refermée sur son sexe en érection !
La ministre de la santé qui possède des informations alarmantes sur la progression du virus en Chine et sait que l’épidémie va rapidement contaminer l’Europe, profite de la situation pour démissionner et la remplacer le masturbateur dans la course à la mairie de Paris… Les comptes rendus de ses services sont en effet alarmants : le pays n’est pas prêt à affronter le désastre qui s’annonce. Les hôpitaux sont en souffrance, les personnels exsangues, les stocks de masques nécessaires aux médecins n’ont pas été renouvelés, les tests en nombre insuffisants… Tous les pays sont peu à peu touchés, on compte les morts par milliers… Le nord de l’Italie est particulièrement frappé et c’est là, à Bergame, qu’une lueur d’espoir clignote. Alors que plus d’un milliard d’humains sont confinés dans leurs appartements, que l’armée distribue des rations d’urgence, qu’on parachute des médecins dans des villages reculés du Sud, un toubib illuminé proclame qu’on peut sauver la planète à l’aide d’un médicament à deux balles qu’on peut fabriquer rapidement avec des molécules disponibles à foison. Les laboratoires qui comptaient faire des profits insensés avec des potions hors de prix organisent la riposte. Tout le monde lui tombe dessus d’autant que le type est un ancien motard des Hells Angels de Bergame, qu’il a fait un peu de taule pour usage de stupéfiants, qu’il a une dégaine de voyou, des boucles d’oreille, un anneau dans le nez et les doigts pleins de bagouzes…
Enrico avait agité la main. Il m’avait tendu une patte de homard.
- Mange un morceau…
- Tu ne veux pas entendre la suite ?
Il s’était repoussé sur son siège, s’était essuyé les lèvres avec sa serviette.
- Il y a des séquences par ci par là qui pourraient s’intégrer à une histoire… Je ne dis pas… Mais c’est vraiment trop gros, trop éloigné de la réalité, personne ne se lancera dans un truc aussi énorme ! Les Chinois, les Russes, la mairie de Paris, la Place Rouge, les épidémies, la guerre des labos… Je n’aurais pas dû te demander ça, tu es bon dans les trucs réalistes, historiques… Je me suis planté. Il faut que tu restes dans ton créneau.
Avant que nous nous quittions, il avait tenu à me dire que l’avance m’était acquise même si nous stoppions notre collaboration « comédie italienne ».
Le lendemain, 14 février 2020, je traversais la place Saint-Pierre, croisant des infinités de bonnes sœurs habillées de blanc. Mon téléphone avait vibré dans le taxi qui m’emmenait vers l’aéroport de Fiumicino. Un vieux pote qui travaillait à l’antenne de Nancy de FR3 m’envoyait un message :
« Cette vidéo va sortir dans l’après-midi. La course à la mairie de Paris est relancée ». J’avais appuyé un bout de doigt sur l’icône et le mouvement saccadé de la main du ministre candidat, sur sa verge, avait animé l’écran.
Manquait plus que le pangolin.