Jour 13 et une nouvelle de circonstance « Livraison par temps d’épidémie » du journaliste et écrivain François Salvaing.
Récompensé du prix inter pour Misayre Misayre, il est aussi l’auteur d’une vie de rechange et de Parti. En 2018 il signe HS - comme Hors Service - aux Éditions Arcane 17, un superbe roman sur la casse de la sidérurgie, le drame de cette classe ouvrière devenue invisible. Il fait partie des « contributeurs » au roman noir de nouvelles collectives « Rouge cent » dédié aux 100 ans du PCF, qui sortira en septembre 2020.

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Livraison par temps d’épidémie

Point par point, Nourredine suit la procédure. La plateforme l’exige. À un kilomètre d’arriver, au téléphone prévenir le client : commande en approche. Arrivé, garer le scooter à proximité. Sortir la commande de son sac à dos isotherme. La déposer devant la porte. Agir en tout point, disent les circulaires de la plateforme, selon les règles de sécurité et les impératifs de délai. Ne rien toucher, ni poignées de portes, ni digicodes, ni sonnettes. Se reculer à bonne distance. Au téléphone, prévenir le client : commande livrée. Attendre pour repartir que le client sorte ramasser sa commande –pas question qu’un clodo quelconque la chope, ou une bande de gamins roumains. En repartant, faire son rapport. Nourredine est rompu à la procédure. Trois ans qu’il bosse pour la plateforme. Auto-entrepreneur soi-disant.

Depuis les premiers jours de l’épidémie, Nourredine a été versé sur ce secteur Vincennes-Saint Mandé, il a fallu remplacer Ousmane, qui presque tout de suite a été déclaré positif. Nourredine a connu pire comme coin. Et d’une, rien que de belles baraques, pavillons ou résidences. Et de deux, les perspectives de pourboire sont tout de même a priori meilleures que dans son précédent secteur, les H.L.M. le long du périphérique entre les portes de Vincennes et de Bagnolet (même si, bien sûr, l’épidémie et la procédure tendent à éloigner le livreur du client). Et de trois, il longe le Bois, moitié du temps. Quand il arrive par là, il s’autorise à lever son masque et il respire, loin des encombrements.

Nourredine était déjà venu par là, bien avant l’épidémie. Un pote, chauffeur routier, l’avait emmené jouer à la pétanque, et un dimanche il avait visité le zoo avec sa copine. Des heures, et elle en avait un peu marre, lui, non. Il s’émerveillait, de voir « en vrai » toutes ces bêtes qu’il ne connaissait que par des photos ou des films, et de découvrir toutes celles dont, jusque là, il ne soupçonnait pas l’existence : poudous et nandous, guanacos et capybaras, oryx et addax… C’était pas donné, c’était même cher, mais ça lui avait plu. Il s’était même demandé si ça lui dirait comme métier, nourrir les bêtes et les soigner, nettoyer leurs cages. La prochaine fois, il se renseignerait sur combien ça gagne. Moins, si ça se trouve, que lui quand il tourne à plein régime. Ce qui est le cas en ce moment, avec tant de gens confinés et tant de commerces fermés.

- Reculez ! lui dit ce client depuis sa fenêtre.
Nourredine fait un pas en arrière. Et encore un. Il se marre doucement. Il doit être à dix mètres, maintenant. Qu’est-ce que le type (pizza Etna + pizza Calzone) veut de plus ? Il y a des gens qui paniquent, ça se comprend : la télé, la radio, les journaux ne parlent que de morts.

Le type entrouvre sa porte, on croirait qu’il joue dans un film de guerre. Courbé, furtif, il ramasse la commande, ne prend pas le temps de vérifier, rentre se claquemurer. Nourredine lui a fait un signe, au revoir, à bientôt, épidémie ou pas, on reste des humains, le type ne l’a pas vu, en tout cas n’a pas répondu. En route. Le prochain client est une cliente, à Vincennes, quatre pizzas Margherita, Nourredine parie qu’elle va en mettre trois au congélateur, les gens paniquent, accumulent. S’ils s’y mettent tous, trois commandes et son sac à dos sera plein. Ce qui ne l’arrangera pas. Il est payé à la course, pas au pourcentage sur le chiffre d’affaires.

Ah ! Le rocher ! Le zoo ! S’il avait le temps, Nourredine s’arrêterait. Mais, en fait, ne pourrait pas y rentrer. Fermé, ça aussi. Comment les animaux le prennent-ils de n’avoir plus de visiteurs ? Lesquels s’en attristent ? Lesquels s’en réjouissent : enfin seuls ? Nourredine se demande.

***

- Vous savez qui je suis, bien sûr ?
Celle-là, au contraire, a voulu qu’il lui délivre sa commande en mains propres –c’était le cas de le dire. Ou, sinon, ne la prendrait pas, téléphonerait à la plateforme qu’elle n’avait rien reçu. Une vieille salope en robe de chambre bleu roi. Quatre-vingts ans, au moins. Les cheveux blancs comme neige. Les yeux très clairs. Un très, très, léger accent anglo-saxon, Nourredine a de l’oreille. Après, si c’est d’Angleterre, d’Irlande, d’Amérique, du Canada, d’Australie…

Il a suivi la procédure, téléphoné à son arrivée. Elle a décroché tout de suite, guettait sans doute depuis l’étage. Et elle a exigé qu’il entre. Elle doit avoir une télécommande pour son portail. Nourredine a traversé le jardin, pelouse et fleurs, deux cent mètres carrés, grosso modo, grimpé les marches d’un perron. Super pavillon. Plusieurs choses l’emmerdent dans cette histoire. Il perd du temps. Et il n’aime pas perdre de vue son scooter. Parce que c’est le sien. Comme le portable, le masque, les gants. Tout est de sa poche, la plateforme ne l’aurait pas embauché s’il n’avait pas eu de véhicule, pas de smartphone. Enfin : embauchén’est pas le mot. Recruté, disons.

- Je n’ai plus de femme de ménage. Coronatruc. Ça tombe comme à Gravelotte.
C’est ce qu’elle lui a dit tout de suite quand il est arrivé en haut des marches et qu’elle a ouvert la porte d’entrée.
- Posez ça sur la table de la cuisine.
Elle lui a montré la gauche. Il a suivi le couloir. Sur les murs, des photos d’une belle femme, dans de belles robes… En tenue de ski… En maillot de bain... Il a mis un moment à comprendre que c’était elle, il y a très, très, longtemps. Et c’est là qu’elle lui a sorti :
- Vous savez qui je suis, bien sûr ?
Aucune idée. Nourredine aimerait faire plaisir à cette vieille, même si elle a oublié d’être aimable, mais, non, il ne voit pas. Il fait la moue, gentiment.
- Sandra Stuart !
Nouvelle moue. Désolé, ça ne lui dit rien.
- Excusez-moi…
Elle a l’air étonnée, presque fâchée. Et soudain elle change de ton :
- Asseyez-vous. Vous avez bien une minute !
Ben non, justement… Mais il n’ose pas le lui dire. Il a pitié. Quatre-vingts ans tout de même. Et elle ne doit pas voir grand monde. Même plus sa bonne.

- Qu’est-ce que je vous sers ? Une bière ? Un Coca ? Un whisky même si vous voulez. Mais peut-être n’est ce pas votre heure ?
Elle, c’est la sienne, manifestement. Elle s’en sert trois doigts dans un verre épais, presque du diamètre d’un rond de bière. Elle lui a apporté, à sa demande, un verre d’eau gazeuse. Entre eux, il y a la largeur d’une table comme Nourredine en a vu à la campagne, quand il allait en classe verte. La vieille ne porte pas de masque, il se sent un peu ridicule avec le sien. De toute façon, pour boire, il faut bien qu’il le soulève.
- Vous pouvez l’enlever tout à fait. J’espère que vous n’êtes pas ce qu’ils appellent un porteur sain. Sain, vous avez l’air de l’être. Mais je n’aimerais pas mourir en ce moment, dans les journaux il n’y aurait pas de place pour ma nécrologie. Je suis plutôt has been, je n’avais pas besoin de vous pour le comprendre.

Là-dessus, elle entreprend de lui raconter sa vie, elle est Canadienne à la base, venue en France pour devenir musicienne. Dès l’âge de dix-sept ans, elle a tourné dans un film, et ensuite dans plus de cent, sans compter les téléfilms. Au Canada, en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne, mais surtout en France, il a bien dû en voir un. Elle cite des titres, elle reconnaît que là-dedans il y a eu pas mal de navets, et même un porno soft où elle jouait une mère maquerelle haut de gamme. Elle a travaillé avec de grands réalisateurs, joué avec de grands acteurs, dit-elle, et elle cite des noms, des noms, des noms comme si elle pensait qu’il allait se mettre à genoux devant sa robe de chambre. Nourredine, lui, désolé, ne va pas au cinéma, ou seulement pour des films d’action, avec des poursuites en bagnole et de la baston. Sur ce, il faut vraiment qu’il y aille, et merci pour le verre.
- Déjà ? On faisait à peine connaissance.
Ma parole, elle le drague. À quatre-vingt balais ? Givrée.
- Je vous ai fait perdre de l’argent ?
On dirait qu’elle l’espère, la garce. Mais il est déjà dans l’entrée, sur le perron, dans le jardin, dehors, sur son scooter. Il tape vite fait son rapport et démarre. Normalement, il doit signaler les anomalies, c’est la procédure. Est-ce que pour la plateforme cette bonne femme est une anomalie ?

***

Restent quatre commandes, douze pizzas, à livrer. Nourredine a le choix entre deux itinéraires pour le prochain client. Il ne choisit pas le plus court, préfère repasser devant le zoo, nourrir sa nostalgie du temps où il était ouvert, entretenir son appétit d’y retourner sitôt qu’il aura rouvert. Pleins gaz. Il est seul à peu près à rouler à cette heure. Les voitures sont sagement rangées le long des trottoirs, tels des chaussons sous un sapin d’appartement attendant le Père Noël. Trois semaines qu’on l’attend, confinés, sauf les gars comme lui qui ne peuvent pas faire autrement que de courir le risque de fréquenter l’humanité. Nourredine a perdu sa bonne humeur, dans sa précipitation il a oublié son masque chez la vieille actrice. Il n’y retournera pas, tant pis, elle recommencerait à lui faire son cinéma, c’est le cas de le dire.

Brusquement il fait une embardée, un coup de frein trop appuyé. Il voit tomber des grilles du zoo un singe, puis toute une bande. Les macaques sont de sortie, ma parole. Marre du confinement, peut-être. En un clin d’œil, ils sont dix, vingt, quarante sur le trottoir, les voitures, la chaussée. Nourredine roule vers eux au ralenti, pour ne pas les effrayer. Et vlan, il ne l’a pas senti venir, il en a sur le sac à dos, puis un autre sur le guidon. Ils poussent leurs petits cris stridents. C’est tout un langage et Nourredine n’en revient pas : il le comprend, comme une langue maternelle qu’il n’aurait plus eu l’occasion de pratiquer depuis le biberon. S’il raconte ça aux copains, ils vont le vanner :
- Normal : l’homme descend du singe. Sauf le Nègre et l’Arabe qui sont restés sur l’arbre.

Pas de doute, il comprend le macaque. Et même il le parle. Lui aussi se met à pousser de petits cris, ça leur coupe le sifflet. Ils le regardent avec une extrême curiosité, leurs grands yeux encore agrandis. Il leur explique que s’ils le laissent ouvrir son sac isotherme, ils ne seront pas déçus, promis : pizzas Regina, Royale, au thon, aux merguez, aux champignons... Il passe aux actes, un à un lance les cartons, c’est la ruée. Il en vient de tous les coins, macaques crabiers, macaques rhésus, à queue de lion, à queue de cochon, macaques de Temming, des Célèbes, de Tonkéan, macaques à crête, macaques silènes, nègres, maures… Nourredine sait que toutes ces espèces existent, Wikipedia n’est pas fait pour les chiens, il avait regardé après sa visite avec sa copine, et il essaie de reconnaître dans la masse qui est quoi.

Entre deux bouchées, l’un, qui doit être macaque à crête, lui explique qu’ils avaient faim : plus de visiteurs égale plus de pop corns ni de cacahuètes, plus de peaux de banane, plus d’épluchures de pommes ou d’oranges. Les gardiens leur donnaient les rations habituelles, sans tenir compte de ce manque à boulotter que représentait pour eux la disparition des promeneurs. Total : ils avaient, en assemblée générale, décidé de partir à la chasse.

En même pas cinq minutes, les cartons de Nourredine sont nettoyés. Et toute la bande repart en vadrouille. Ils sont preneurs d’à peu près tout ce qui est végétal, commente l’un de ceux à queue de cochon, tirebouchonnée : d’herbe, de graines, de racines, d’écorces, de feuilles, de fleurs… Nourredine propose de les guider, des jardins il en connaît dans le coin. Deux ou trois macaques s’invitent sur son scooter, ça leur plait beaucoup ; pour lui exprimer leur reconnaissance ils l’épouillent. Dans son rétroviseur il aperçoit quelques couples qui font halte sur le toit des voitures et entreprennent vigoureusement de prolonger l’espèce.

Sa bonne humeur est revenue. Nourredine estime que là, pour le coup, il doit signaler une anomalie de taille à la plateforme : il s’est fait attaquer par des voyous, des loubards, des racailles, qui lui ont piqué son sac isotherme. Au téléphone, il joint quelqu’une qu’il imagine en télétravail, peinarde sur son canapé. Que doit-il faire ? Dare-dare rentrer à la pizzeria, d’autres commandes attendent, sans compter celles qu’il va falloir honorer ou rembourser. OK sailor, répond Nourredine, si son scooter veut bien, car les voyous, les loubards, les racailles ont voulu aussi le lui chouraver, et dans la bagarre l’engin a souffert, forcément.

Là ! enjoint-il à sa troupe de primates sociables (Petit Robert) quand ils arrivent devant le pavillon de Sandra Stuart. Aussitôt, ils escaladent l’enceinte vert bouteille.
- Hé ! Ne m’oubliez pas ! crie-t-il en macaque.
On lui ouvre le portail. Il aperçoit à une fenêtre de l’étage la vieille actrice, toujours en robe de chambre, contemplant effarée les singes à l’ouvrage, bondissant d’un parterre et d’un arbuste à l’autre, cueillant et déterrant tant et plus. Nourredine lui adresse un signe qu’il voudrait rassurant. Ce sont des végétariens, elle n’a rien à craindre. Elle disparaît, il devine que c’est pour téléphoner à la police, au RAID, au GIGN… Il s’empresse de traverser le jardin, de grimper les marches et d’aller à gauche vers la cuisine où son masque gît où il l’avait posé. Il se le remet, strictement : pendant la déconnade, l’épidémie continue. Puis il ouvre la fenêtre à deux de ses nouveaux copains qui frappaient au carreau. La vie est étrange : aussi soudainement qu’il s’est mis à parler leur langue, il s’aperçoit qu’il ne la parle plus. Il ne trouve pas comment le crier en macaque, alors il le dit en français, bras ouverts : Bienvenue !