Jour 52 et « La Boëtie et la Cour de Justice de l’Union Européenne: De la servitude volontaire dans les institutions du néo libéralisme » de Jacques Rigaudiat. Économiste, conseiller- maître honoraire à la Cour des comptes, il a été conseiller social de Michel Rocard et de Lionel Jospin lorsqu’ils étaient Premier ministre. Membre de la fondation Copernic, il est l’un des co-éditeurs de “Cette Europe malade du néolibéralisme, l’urgence de désobéir”, ouvrage commun entre Attac et la Fondation Copernic, publier en février aux éditions Les Liens qui libèrent ( 2019).

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La Boëtie et la Cour de Justice de l’Union Européenne
De la servitude volontaire dans les institutions du néo libéralisme.

Dans l’un de ses ouvrages, l’anthropologue Alain Testart,citant La Boëtie, fait de la servitude volontaire l’une des origines de la naissance de l’Etat. Cette servitude est matérialisée par les « morts d’accompagnement », constatés tant par l’archéologie, depuis les tombes d’Ur III jusqu’aux kourganes scythes, que par l’ethnologie dans de très nombreuses sociétés subcontemporaines. Soulignant les insuffisances de l’anthropologie, qui ne discourt, de manière très excessivement limitative à ses yeux, que des seules relations de parenté, il invite ainsi à une étude des relations personnelles de fidélité, en lesquelles il voit donc l’une des sources essentielles de la constitution de l’Etat, en particulier de ses formes despotiques. Aux interrogations de La Boëtie dans son « Discours de la servitude volontaire » –qu’il préfère d’ailleurs requalifier en « servitude acceptée », ce en quoi je le suivrai-, il apporte cette réponse « la présence de morts d’accompagnement dans une société témoigne de l’existence en son sein de dépendants personnels dont le maître est en droit de tout attendre. (…) Avoir de tels hommes à sa disposition, bénéficier de tels fidèles, c’est déjà avoir un grand pouvoir ou, du moins, cela autorise-t-il à en caresser le rêve ». La « servitude acceptée » apparaît ainsi dès l’origine inséparable de l’émergence des formes de pouvoir.

Il paraîtra sans doute surprenant à d’aucuns que l’on puisse vouloir exporter une telle entreprise aux institutions que s’est données le néo libéralisme, en l’espèce, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Pourtant rien de plus naturel, au contraire me semble-t-il, dès lors du moins que l’on est au fait de deux choses. D’abord, comme nous en prévient A. Supiot, qu’avec l’arrivée au pouvoir de la « gouvernance par les nombres » propre au néolibéralisme, font aussi retour « liens d’allégeance » et « inféodation des personnes », soit une remise en liens, personnels ou non, de fidélité et donc d’assujettissement ; enfin, dès lors aussi que l’on sait de quoi l’on parle, à savoir et du néolibéralisme et de la CJUE. Avant toute chose, il faut donc s’en expliquer.

Le néolibéralisme comme idéologie.
Quoi qu’il veuille paraître ou prétendre, le libéralisme d’aujourd’hui, le néolibéralisme, n’est pas l’héritier de B. Constant ou de Tocqueville. Ce n’est pas que d’hier que le geai cherche à se parer des plumes du paon … Sa filiation est toute autre. Les noms et les étapes sont connus : W. Lippmannet le colloque de Paris en 1938 qui en marque l’origineofficielle, la Société du Mont Pèlerin créée par Hayek en 1947, Milton Friedman et l’école de Chicago, quelques autres aussi… Ce qu’il faut surtout ici en retenir, même si ce moment est trop honteux pour ne pas être dénié, c’est que cette aventure de l’élaboration du néo libéralisme comme idéologiecommence un peu avant, en 1932, avec K. Schmitt et son adresse au patronat allemand pour le rallier au nazisme : « Un état fort, une économie saine ». Plus tard, Hayek, d’un titre,résumera le fond de l’affaire « Die Entthronung der Politik », le détrônement de la politique…

Le néolibéralisme est un libéralisme autoritaire, pour lequel depuis l’origine, depuis donc Schmitt en 1932 : « seul un Etat fort peut dépolitiser (…) seul un Etat fort peut décréter de façon nette et efficace que certaines questions sont de son domaine et doivent être administrées par lui (…) et que tout le reste doit être laissé à la sphère de l’économie libre ». Fondamentalement, le néolibéralisme vise à sortir –à libérer, pense-t-il- l’économie du champ du politique. La démocratie réduite aux restes, en somme. En cela, il est aussi le libéralisme d’après le socialisme et la révolution bolchévique. C’est cela qui le fait à ce point se différencier du libéralisme originel : il est, d’abord et avant tout, un projet de contre-réforme.

L’Union Européenne telle qu’elle s’est construite en a été un laboratoire d’application privilégié. Depuis l’Acte unique de 1984, sans doute ; depuis le Traité de Maastricht, assurément ;depuis le TSCG de 2012, plus encore. De cela témoigne ingénument cette présentation sur Europa, le site officiel de la Commission, des PDE, les « procédures de déficit excessif » : « Entre 2011 et 2013, l’UE a introduit des règles plus strictes pour contrôler de plus près les dettes et les déficits publics et à veiller ainsi à ce que les Etats-membres ne vivent pas au-dessus de leur moyens ». Ne pas vivre au-dessus de ses moyens… Tout ici, pour l’essentiel, est dit de ce que doit alors être l’Etat dans son rôle de gérant des finances publiques.

La CJUE, garante de l’ordre néolibéral.
C’est donc dans cette histoire et dans cette idéologie particulière que vient s’insérer la CJUE, succédant depuis le traité de Lisbonne de 2009 à la Cour de Justice des communautés européennes (CJCE). Placée tout en haut de la pyramide judiciaire, de cet ordre-là, elle est supposée être le garant ultime.

Comme on sait, c’est un rôle qu’elle a su exercer avec une efficacité certaine. Cinq arrêts (Laval Viking, Vaxholm, Rüffert, Grand-Duché du Luxembourg) suffisent à en résumer l’expression juridique achevée : les États doivent respecter le droit communautaire, même dans les domaines ne relevant pas de l'application des traités, dès lors que des décisions nationales ou locales peuvent porter atteinte au principe de la libre concurrence. Pour cela, elle manie son arme fatale le « principe de proportionnalité », « principe général du droit communautaire » selon elle. Ce « principe » n’est à vrai dire rien d’autre que le bon vieux truc qui permet de faire passer un incrément quantitatif pour un saut qualitatif : il est bon de protéger les libertés publiques et individuelles, mais le faire « trop », c’est attenter à la liberté économique, ce qui est à prohiber absolument. C’est de ce « trop » que la CJUE est le juge ultime et dont elle s’est faite le censeur. Comme l’écrit avec vigueur A. Supiot : « Le principe de proportionnalité lui sert en effet à mettre n’importe quelle règle constitutionnelle en balance avec l’utilité économique et de l’écarter quand bon lui semble. Cette mise en balance lui permet – c’est un des enseignements des arrêts Laval et Viking – de faire prévaloir les libertés économiques sur toute espèce de droit fondamental, y compris le principe de dignité humaine ».Fermez le ban ! On n’en dira pas plus ici. Sur le fond, cela, me semble-t-il, suffit.

Placée tout en haut de la pyramide judiciaire, ai-je dit ; enfin pas vraiment, on le verra, et, surtout, pas toute seule. Car cette pyramide est à vrai dire d’une espèce géométriquement assez particulière : elle est à deux pointes ! A côté de la CJUE se tient en effet la CEDH, Cour européenne des droits de l’homme, juridiction internationale instituée en 1959 par le Conseil de l'Europe et qui siège à Strasbourg. Sa mission est d'assurer le respect des engagements souscrits par les États signataires de la Convention européenne des droits de l'homme. D’un côté, avec la CJUE, la défense des libertés économiques, de l’autre, avec la CEDH, celle des libertés individuelles et publiques. Pour n’être pas un Etat, il se trouve néanmoins que l’UE est censée avoir adhéré à la Convention européenne des droits de l’homme, adhésion qui a fait l’objet de l’Article 6.2 du Traité de Lisbonne… Bonjour, donc, les conflits de compétence ! Que l’on se rassure, ce risque a été résolument écarté par la CJUE dans son avis du 18 décembre 2014, par lequel elle a affirmé le caractère absolu de sa prééminence, arguant pour cela que «la nécessité d’impliquer préalablement la Cour, dans une affaire dont est saisie la Cour EDH et dans laquelle le droit de l’Union est en cause, répond à l’exigence de préserver les compétences de l’Union et les attributions de ses institutions, notamment de la Cour ». Ainsi, et en contravention aux traités, l’UE n’est toujours pas adhérente à la convention européenne des droits de l’homme, sans d’ailleurs que cela semble devoir émouvoir grand monde !
La question de la prééminence ultime étant ainsi expéditivement réglée, dans l’UE, les libertés individuelles et publiques sont donc très officiellement subordonnées à la liberté économique, qui leur est première. Telle est donc la CJUE et l’ordre néolibéral qu’elle garantit.

CJUE : une prééminence juridiquement incertaine et pratiquement contestée.
Le plus étonnant dans cette affaire c’est que, juridiquement parlant, bien que hautement et fortement affirmée par elle, cette prééminence de la CJUE est rien moins que certaine. Si le défunt TCE de 2005 comportait bien un article affirmant cette place au sommet de la pyramide, lui donnant ainsi son onction politique, il n’en va pas de même du TFUE –le Traité de Lisbonne de 2009-, qui lui a été substitué. Si le TFUE détaille avec minutie l’organisation de la Cour jusqu’à la fonction de greffier, il reste par contre muet sur la place de celle-ci dans l’ordre judiciaire européen. Pour la trouver, il faut aller chercher dans une Annexe II au TFUE et dans celle-ci, une obscure « Déclaration N°17 », précisément intitulée « De la primauté ».

Surprise, le fondement attendu n’est qu’un coup de force : « selon une jurisprudence constante de la Cour de justice de l'Union européenne, les traités et le droit adopté par l'Union sur la base des traités priment le droit des États membres, dans les conditions définies par ladite jurisprudence ». Et pour sans doute bien enfoncer le clou, à ladite annexe est annexée –une annexe au carré en somme, sa mise en abyme donc- un « avis du service juridique du conseil européen »,selon lequel « Il découle de la jurisprudence de la Cour de justice que la primauté du droit communautaire est unprincipe fondamental dudit droit. Selon la Cour, ce principe est inhérent à la nature particulière de la Communauté européenne. »
Bref, il en va de la CJUE comme du psychanalyste selon Lacan, elle ne s’autorise que d’elle-même. Autant dire que le roi est nu et que, faute d’être réellement assurée par le droit, cette place, il la lui faut conquérir, s’attacher des affidés, enfin, se gagner des fidèles. On se croyait chez Montesquieu, nous voici dans Game of Thrones… De là, cette « guerre du dernier mot », si finement analysée par Alain Supiot.
On a vu comment la CJUE avait traité de façon radicale le problème que lui posait sa concurrente directe à la prééminence, la CEDH, mais d’autres poches de résistances existent, qu’il lui faut résorber et assujettir, si possible, contenir, à tout le moins. Au premier rang de celles-ci, la Bundesverfassungsgericht, la Cour constitutionnelle fédérale allemande (CCFA), qui siège à Karlsruhe.
Cette opposition est quasi originelle, et elle est frontale. C’était vrai de la décision « traité de Maastricht » (1993) de la CCFA, ce le fut encore plus de sa décision « Traité de Lisbonne » (2009). En résumé : l’UE n’est pas un état fédéral, aussi « la République fédérale d’Allemagne ne reconnaît-ellepas une primauté absolue de la validité du droit de l’Union », quant à la Déclaration N°17, elle « confirme seulement la situation juridique actuelle dans son interprétation par la Cour constitutionnelle fédérale ». Jurisprudence contre jurisprudence, la CCFA reste maîtresse chez elle.

On comprend mieux alors que le scandale entrainé par la décision du 5 mai dernier de la Cour de Karlsruhe puisse difficilement passer pour un coup de tonnerre dans un ciel qui aurait été serein. Sans entrer dans un détail inutile au propos qui est ici le mien, qu’il me suffise de rappeler que par cette décision, la CCFA a en substance renvoyé dans ses buts, -et en des termes peu amènes-, la CJCE. Interrogée par elle, celle-ciavait jugé que la politique de « quantitative easing » de la Banque centrale européenne (BCE) était proportionnée à ses missions. Soulagé par cette décision qui écartait le risque patent d’explosion en vol de l’euro, chacun a alors fait mine d’opiner à cette aimable fumisterie qui arrangeait bien tout le monde. Chacun ? Pas la CCFA qui, par sa décision du 5 mai, rétorque vertement qu’en faisant cela, la CJCE a « totalement ignoré » (ambiance !!) les « conséquences économiques [...] pour pratiquement tous les citoyens », en tant« qu’actionnaires, propriétaires, épargnants ou détenteurs de polices d’assurance », entraînant ainsi « des pertes considérables pour l’épargne privée ». Pour que la Bundesbank puisse être dans l’avenir autorisée à acheter des titres de dette, il faudra que la BCE démontre « de façon substantielle et compréhensible » la « proportionnalité » de la politique menée. En somme, Karlsruhe a usé du principe de proportionnalité comme d’un boomerang… Collatéralement, et ce n’est pas rien, en sommant la BCE de lui apporter les preuves de la « proportionnalité » de sa politique, elle prétendait, via la Bundesbank, la soumettre à sa juridiction. D’un boomerang, elle voulait donc faire deux coups.

Rébellions et allégeances.
Les effets de ce jugement ne se firent guère attendre : immédiatement les taux « se tendirent », en particulier au détriment de l’Italie -ils montèrent-, mais au bénéfice de l’Allemagne et accessoirement de la France -ils baissèrent-. Signe de gros temps annoncé sur les marchés, le « spread », l’écart entre les taux, augmenta donc et l’euro baissa face au dollar. Devant le danger qui menaçait, la BCE réunit le soir même son directoire et publie un communiqué rappelant que « La CJUE a jugé en décembre 2018 que la BCE agissait dans le cadre de son mandat de stabilité des prix ». Dans la foulée, il a bien fallu aussi que le président de la Bundesbankpromette de soutenir la BCE dans ses efforts pour répondre aux critiques de la CCFA, c’était là service minimum.

Le lendemain la CJUE a, fait extrêmement rare, publié un communiqué de presse rappelant qu’elle est « seule compétente » pour constater qu’un acte d’une institution de l’UE est – ou pas – contraire au droit européen. Et, pour faire bonne mesure, elle ajoute «Des divergences entre les juridictions des Etats membres quant à la validité de tels actes seraient susceptibles de compromettre l’unité de l’ordre juridique de l’Union et de porter atteinte à la sécurité juridique ». Moi, ou le chaos !

De son côté la Commission se range du côté des institutions de l’UE et se lance dans la mêlée Après que P. Gentiloni, le Commissaire à l’économie, a assuré que « La Commission fera ce qu’elle doit faire en tant que gardienne des traités », elle sort l’artillerie lourde. Alors que plusieurs cours constitutionnelles ont déjà été tentées de ne pas mettre en œuvre une décision de la CJUE – en Tchéquie ou au Danemark, par exemple, à chaque fois la pression politique a suffi, et aucune procédure d’infraction n’a été lancée. Une seule fois, la Commission a eu à le faire, ce fut en 2018, contre la France, après une décision du Conseil d’Etat sur un sujet fiscal. Il a fallu que la France vienne à résipiscence. Après qu’U. Van der Leyen l’a affirmé à l’occasion d’une interview, un communiqué officiel confirme, dimanche 10 mai, que « l’option d’une procédure d’infraction » était bien sur la table….
Sans surprise, pour ce qui est de la France, le Gouverneur de la Banque de France assure dès le 6 mai que « La Banque centrale européenne a l'intention d'accomplir pleinement son mandat tel qu'il a été interprété par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ». Et de son côté, B. Le Maire assure que « Les traités européens garantissent l'indépendance de la Banque centrale européenne. Elle prend ses décisions en toute indépendance et elle décide des conditions d'exercice de son mandat sous le contrôle exclusif de la Cour de justice de l'Union européenne qui est gardienne des traités".

Sans surprise non plus, mais à l’inverse, les dirigeants hongrois et polonais, accusés comme on sait de violer l’Etat de droit, se sont réjouis de la mise en cause de la justice européenne : « Un des jugements les plus importants de l’histoire de l’Union européenne » pour le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki ; « Un jugement extrêmement important », pour la ministre hongroise de la justice, Judit Varga.
L’intéressant dans cette affaire, c’est de voir à quel point la question du droit –et avec elle, celle de la justice- est passée au second plan, derrière celle de l’équilibre proprement politique des institutions. Sur le fond, on admettra sans grande peine que la CJUE a quelque peu poussé loin le bouchon de la proportionnalité en disant la politique de la BCE conforme à son mandat de stabilité des prix, que la CCFA, donc, était fondée à la contester et qu’ainsi on puisse dire sa décision « juste » en droit ; mais ce n’est pas cela -ou plutôt, pas essentiellement cela- que, in fine, sa décision implique.
D’un côté, en bloquant la politique de quantitative easing de la BCE, elle met en cause l’avenir de l’euro et oblige ainsi à trouver une politique de rechange. Or, il se trouve que, hors de la politique monétaire, toutes les voies envisageables se heurtent sans exception à la même butée : l’endettement ! Compte tenu de l’ampleur de la crise et de l’état initial des lieux, la poursuite de l’endettement des Etats seuls n’est pas viable, il conduit inéluctablement à l’éclatement de la zone euro. Seule issue véritablement alors possible, l’endettement commun, quelle qu’en soit la forme. Ce à quoi, in fine, A. Merkel a bien dû, contre son gré, se résoudre en changeant totalement de pied en l’espace de moins d’un mois.

De l’autre, en mettant en cause, -là aussi, plutôt à bon droit, on l’a vu-, la primauté institutionnelle absolue dont se prévaut la CJCE, elle a suscité l’appétit des « illibéraux », l’espoir pour eux de constituer leurs territoires nationaux en baronnies inexpugnables. Si les chemins ne mènent plus tous à Rome, alors il n’y a plus de pape…. Cette décision de la CCFA est ainsi, à son corps défendant, l’occasion d’un intense remaniement des institutions et de leurs rapports. C’est la CJUE qui en sera le bénéficiaire.

A travers cet exemple, la question duelle qui hante la gauche française dans son rapport à l’UE : sortir des traités, ou y désobéir, trouve sa réponse dans la pratique des hiérarques. Leur hégémonie n’est jamais donnée et le droit ne peut y suffire ; elle est toujours construite et à jamais en chantier. En fonction des circonstances, les institutions pourtant propices que l’on croyait fermement installées sont insuffisantes à contenir par leur seule existence les aléas du réel, ceux en tout cas qui viennent des contradictions interne à l’ordre même qu’elles visent à organiser. Pour contenir les rébellions et discipliner les révoltes de ses propres hiérarques, l’ordre installé ne peut se conforter que par des allégeances et les réseaux de pouvoir qu’elles dessinent. Ce n’est que par ces voies-là qu’il peut s’assurer l’hégémonie. Elles sont toujours de l’ordre du discours. La CJUE certes tient son autorité de son auto affirmation, mais elle ne saurait la garder et la faire prévaloir sans l’acquiescement de la Commission et de la BCE, ni sans la publicité qui est donnée à cet adoubement. Jusqu’à la Bundesbank qui a été forcée de plier le genou…

Le Contre’un.
A supposer qu’on lui survive, la période que nous traversons est à bien des égards passionnante. On a, en effet, pu y voir s’installer ce qu’il faut bien appeler un nouveau stade du capitalisme. Disons, un néolibéralisme mondial, venu remplacer le cadre fordo-keynésien organisé autour de Bretton Woods. S’installer, c’est dire tout à la fois –et, le plus souvent, successivement- que se mettent en place une infrastructure matérielle, une économie mondialisée et financiarisée ; des institutions qui lui soient efficaces et congruentes, qui viennent se substituer non sans heurts à celles qui les précèdent, de cela, les institutions de l’UE fournissent un exemple quasi achevé ; enfin, un discours qui en organise le projet et en définit la symbolique, le néolibéralisme comme idéologie est cela.
Ceux de ma génération ont ainsi, après « avoir fait mai 68 », pu voir les économies « s’ouvrir au vent du large », le franc devenir l’euro, les cotisations sociales se transformer en « charges », l’équilibre budgétaire devenir une « règle d’or », les Etats sommés de devenir « agiles » et leur dette se transformer en « un fardeau que nous léguons à nos enfants ». Dans ce même temps, la CEE du Traité de Rome est devenue l’UE des Traités qui se sont empilés, Maastricht, Lisbonne et le TSCG de 2012. Du pur néo libéralisme, à tous égards et pleinement installé, donc, dans les faits, les institutions et le discours. Tel est le néolibéralisme d’aujourd’hui dans l’UE, pour cela on le dira total.
Dans cette installation, on est ainsi passé, pour reprendre le vocabulaire de Marx, d’une « subsomption formelle » à une « subsomption réelle ». Le système, désormais pleinement installé et ayant assuré son hégémonie, fonctionne ainsi en quelque sorte « tout seul » ; il n’a plus, pour l’essentiel, à se soucier de se construire, mais de se reproduire. Il est, en somme, -et là aussi pour l’essentiel- livré aux avatars de ses propres contradictions, ce qui n’est pas rien. On a ici pu entr’apercevoir quelques-unes d‘entre elles.
Il reste que dans cette « institution imaginaire de la société », la place comme le discours des asservis est en question. Car dans ce mouvement d’installation du néolibéralisme total, cette place est profondément remaniée, du moins dans notre société, jusqu’à cette « fin de la classe ouvrière », qui ne laisse plus ouverts que les innombrables musées– …de la mine, de la filature, du tissage, de la soie des ardoisières …-, témoins fossiles d’un moment passé, dont seule la nostalgie est désormais la compagne. Leur discours était aussi celui d’un projet politique. Fierté d’une identité supposée commune, assomption d’une classe érigée en classe universelle, la classe ouvrière avait ainsi tous les attributs d’un peuple élu. Or, avec le « socialisme réel », ce projet a sombré dans la déliquescence des démocraties supposées populaires.
La nature discursive ayant horreur du vide, un nouveau discours tente désormais de se frayer une voie, mais il ne sait pas nommer, c’est un discours sans sujet : « les gens », « le peuple ». En ne désignant pas, il se prive de tout porteur identifiable, il ne peut donc avoir de projet unifié. Aussi, laisse-t-il la place à la multitude. S’il n’a donc pas de porte-bannière, au moins a-t-il des ennemis : « nous sommes 99%, ils sont 1% ».
Ce slogan, tout droit repris de « Occupy Wall street », est à tous égards une absurdité et, pire encore, une erreur politique. Il fait litière, précisément, de ce que l’on vient de voir et tenté d‘analyser. La classe dominante n’est pas, n’est jamais, seule ; elle est toujours accompagnée de ses prêtres, de ses chantres, -les « intellectuels organiques » qui la célèbrent et ceux qui diffusent son idéologie propre-, ses mercenaires, ses sportulaires et ses clients. Elle est, de surcroît, confortée par les institutions qu’elle a su installer et qui imposent les formes de la coercition qui lui sont congruentes. Au-delà de ses divisions, elle cimente sa solidarité interne par les réseaux d’allégeance qui la traversent . « Ils » ne sont pas 1%, « nous » ne sommes don