Jour 11 et « À ceux qu’on aime » de Caroline Constant. Elle est journaliste à l’Humanité où elle s’occupe, depuis 1999, de l’actualité de la fiction française, mais aussi de tout ce qui relève de l’économie des médias et de la presse, et de la liberté d’expression. Elle est l’auteure en 2019 de «Arnaud Giovaninetti, soleil noir» aux Éditions Ovadia.

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A ceux qu’on aime
(Dédié aux personnels de l’Huma)

Suzanne est morte. Elle est morte, comme on dit « de sa belle mort ». Elle avait 93 ans. Elle est morte à la fin de la première semaine de confinement. Suzanne, mes enfants la surnommaient « Mamie des framboises ». Elle était leur arrière-grand-mère, qui avait un caractère très fort, mais vous serrait dans les bras à vous étouffer à chaque visite, et bourrait nos poches de chocolats et autres kinder à manger « pour la route ». Alors, même si on s’y attendait, depuis des semaines, on a tous été très tristes de la mort de Suzanne. Pas à cause des kinder, hein. Mais parce qu’elle a eu, jusqu’à la fin de sa vie, une personnalité incroyable dans sa petite maison au fond de l’Anjou.

La vie, la mort. Rien que de très banal. Sauf que dans la séquence que nous vivons, rien n’est banal. Accompagner ses proches dans leurs derniers instants, ce n’est pas donné à tout le monde. Suzanne, elle, a pu sentir une main amie, une main proche, au moment de ce passage. Tant d’autres aujourd’hui, avec ce foutu virus, ne le peuvent pas. Et j’espère pour eux, j’espère tant, qu’ils ne se voient pas mourir, qu’ils ne se voient pas mourir seuls, dans un hôpital, avec des inconnus dévoués, mais des inconnus tout de même, autour d’eux.
Et cette scène me replonge plus de vingt ans en arrière. Jeune journaliste à l’Humanité, j’avais été envoyée à Montluçon, quelques jours. L’hôpital public y était en grève depuis 133 jours, quand je suis arrivée. 133 jours, en 1997. La colère des salariés était provoquée par un manque de moyens criants, et une grosse menace sur le service des urgences. Un syndicaliste m’a emmenée, quelques heures durant, à la rencontre du personnel des autres services. Et je me souviens de cette infirmière. En médecine générale. Elle s’appelait Marie, je crois, mais je n’en suis pas sûre. Elle s’est jetée dans mes bras. En pleurant à chaudes larmes. Et pourtant, c’était une femme courageuse, Marie, une soignante dévouée. Mais justement : ce matin-là, après 133 jours de grève aux urgences, dans son service de médecine générale, un homme était mort. Seul. Atteint du Sida, il ne recevait plus de visites depuis des semaines. Elle s’était juré de lui tenir la main, au moment fatal. Mais elle était seule, dans le service, ce matin. Seule pour assurer les soins. Seule pour organiser la toilette des malades. Seule pour les faire déjeuner. Et cet homme, qu’elle s’était juré d’accompagner, était mort seul, lui aussi. Et Marie était inconsolable. Et pourtant, elle avait déjà vu des patients mourir, évidemment. Simplement, si elle n’avait pas été seule, dans son service, ce monsieur aurait pu sentir cette main amie. Je crains que ça ne se soit guère arrangé, dans son servie, depuis ce temps…

Alors j’en reviens à Suzanne, qui n’est pas morte à l’hôpital. Mais dont l’enterrement, comme celui de tant d’autres, s’est tenu en tout petit comité, avec juste ses enfants sur place. Ni ses frères et sœurs, ses petits-enfants et arrière-petits-enfants. Il a fallu ravaler les larmes, à l’idée que son propre mari n’a pas pu l’accompagner, après toutes ces décennies vécues ensemble, ces enfants élevés, ces petits-enfants et arrière-petits-enfants adorés et gâtés. J’ai pensé à la peine de Louis, à celle de ses enfants, de ma belle-mère, j’ai vu mon mari se décomposer d’impuissance sous le poids du chagrin, parce que ne pas être avec les siens dans un moment comme celui-ci est terrible, ne pas pouvoir s’étreindre, c’est terriblement douloureux. Et c’est aujourd’hui le lot de tant et tant de familles, ici, de l’autre côté des frontières italienne et espagnole, partout dans le monde. Saloperie de virus.

Et puis, il y a la vie. Qui reprend dessus. Les devoirs des enfants, par internet, la bienveillance de leurs profs. Il y a la petite mine de ma fille, qui souffre de ne pas voir ses amis, à cet âge, 12 ans, où la vie sociale compte tellement. Et il y a la radio, la télévision, qui nous montrent du doigt, nous. Et pas un jour qui ne se passe sans que la colère ne m’étreigne. Parce que j’habite la Seine-Saint-Denis. Ce département abandonné de l’Etat, dans le domaine de la santé comme de l’éducation ou de la police. Depuis quinze jours, on entend à droite et à gauche que le 93 est le mauvais élève de la France. Ces gens partout dans les rues, ces jeunes qui jouent au football dans la rue, ces marchés pleins, ce médecin, même, qui appelle à faire venir l’armée. Or, comme dirait mon mari (encore lui), c’est quand même gonflé. Parce que ce que révèle ce virus de merde, c’est bien la fracture sociale. Ce sont bien les inégalités : ces gens qui vivent en banlieue et sont dans la rue sont ceux qui nettoient les bureaux, sont ceux qui sont derrière les caisses. Ils n’ont pas eu le choix de débouler sur l’île de Noirmoutiers, dans leur résidence secondaire. Ils sont dans des immeubles, nombreux ou pas, ce n’est même pas le problème. Et surtout : ils ont vigipirate dans la rue depuis une bonne dizaine de jours, en ce 31 mars… Donc les accuser de diffuser le virus… Promenez vous dans les rues de Saint-Denis : je ne les aie jamais vues aussi vides. Même après l’attentat au stade de France du 13 novembre 2015. Même quand les terroristes des attentats se sont fait exploser, en plein centre avril le 18 novembre. Et que la ville a été confinée, pendant toute une journée. C’est un faux-procès, une légende urbaine, ce 93 inconscient, une mythe pratique entretenu par des privilégiés qui ne traversent jamais le périphérique, et viennent nous voir, nous les sequano-dyonisiens, comme s’ils étaient au zoo.

Et c’est peut-être ça, pour moi, journaliste, qui est terrible, d’ailleurs : de ne même pas pouvoir sortir, témoigner. D’être assignée à résidence. On fait ce métier pour raconter le monde, pour en sentir le pouls, et nous en sommes empêchés, par un virus. Il faut pourtant continuer à dire, continuer à faire porter les voix de ceux qui n’en ont pas. De ceux qui sont « au front », comme dit notre incapable de président, sans munitions, sans masque, sans respirateurs, avec tous ces moyens humains qu’on a enlevés aux services publics pendant des décennies. Il faut dire, il faut montrer, mais sans voir les yeux de ceux qu’on interviewe. Et le regard en dit long sur la colère, le désespoir, la force. C’est une sacrée leçon d’humilité que de faire un journal sans ces éléments. C’est difficile de réaliser l’œuvre absolument collective qu’est un journal, lorsque nous sommes tous dispersés. C’est plus difficile de réfléchir, même. Et pourtant, nous y arrivons, à très peu, au prix d’une énergie démultipliée.

Ce qui me renvoie à une petite réflexion que j’ai beaucoup vu monter sur les réseaux sociaux (oui, je sais, j’y passe trop de temps. Mais c’est fascinant de voir que la photo de mon chat peut avoir 200 like. Et si ça peut aider à montrer une Une de l’Huma, je suis prête à en mettre tous les jours. Surtout que c’est un animal formidable). Pour certains de ceux qui ont le cœur à gauche, c’est limité « abusé », ce remerciement aux soignants, le soir à 20 heures, aux fenêtres. « Ou étiez-vous, et où serez-vous pour défendre les hôpitaux », s’exaspèrent ces militants, sincères. Et… je pense que c’est injuste. L’hôpital a été détricoté depuis des décennies par à peu près toutes les majorités politiques. Avec des secteurs entiers qui sont devenus, à l’instar de la psychiatrie, absolument misérables. Et c’est une honte. Mais, partout, les citoyens ont défendu leur hôpital. Et les élus aussi. Parce qu’un hôpital qui meurt, c’est un peu de la vie d’une ville qui s’en va. C’est de la sécurité physique qui s’éloigne. C’est un risque d’accident, pour une grossesse compliquée, un accident cardiaque, une chute… Donc, partout en France, je le vois depuis 25 ans que je suis à l’Huma, mais je ne suis pas la seule, on voit des usagers défendre leur hôpital. Parfois avec des députés qui ont voté le budget de la sécurité sociale, mais n’avaient pas compris, pauvres innocents, que c’est chez eux que les lits allaient être supprimés. Et puis pareil pour les fermetures de classes. Pareil pour les écoles. Pareil pour les gares. Ce qui représente des tas de petites luttes, ici ou là. Avec des tas de citoyens très différents les uns des autres, pas tous militants. Le souci, c’est que toutes ces luttes…. Echouent. C’est très malin, politiquement, d’atomiser ainsi les luttes. Quand vous avez lutté pour votre hôpital, et que vous avez perdu, pour votre gare, et que vous avez perdu, pour votre poste, et que vous avez perdu, puis pour votre école, où, là encore, vous avez perdu… vous allez vraiment vous battre au niveau national et penser que vous allez pouvoir gagner sur les retraites ? C’est peut-être ça, qu’il nous faudra regagner, après cette épreuve du covid-19 : être ensemble. Renier les divisions stériles. Regarder devant, bordel.

En attendant, quoi du confinement ? Je bosse, je fais bosser mes enfants, qui sont adolescents et raisonnables. Même si ma fille a peur, tout le temps, comme des millions d’enfants devant cette séquence de l’histoire. Je n’arrive pas à lire, pas à écouter de la musique. Je suis absolument happée par ce qui se passe, ici, et ailleurs, en Europe, en Afrique, dans les Amérique. Je pense à mes parents. Très fort.

Depuis quelques jours, ce sont des gens que je connais qui meurent de cette saloperie. Ou qui en sont malades, et pas un peu. Nanoue. Et puis Cécile. Et puis Nadia et François. Dimanche, un des collègues les plus chers à mon cœur, parce que nous avons commencé ensemble, parce qu’il est talentueux, mais surtout parce qu’il est un ami, m’a envoyé un SMS. Il disait, en guise de conclusion : « et je pense que j’ai le Covid…. Série en cours ! Résilience mon amie ». Et mon monde a définitivement basculé. Il a une présomption de Covid-19. Mais pas de certitude : on ne fait pas de tests. Il n’est pas spécialement à risques, et bien sûr que ça va aller. Après ce collègue, il y a eu mes deux frangines de cœur, Virginia et Safia, dans l’ordre d’annonce de la maladie. Alors, depuis dimanche soir, j’étouffe. A manquer de souffle, à être en panique complète.

Alors oui, bien sûr, il y aura à nouveau de la brise dans les cheveux, des cris d’enfants dans la rue, bien sûr, on ira boire des verres en terrasse, bien sûr, il y aura des vacances, l’eau glacée entre les doigts de pied et le bruit des vagues dans les oreilles. On pourra enterrer nos morts. Dignement. Même avec retard. On pourra se voir et déposer un cierge à la mémoire de Suzanne, qui était si croyante, même si je ne le suis pas. Surtout, il nous faudra composer avec notre colère, pour faire comprendre une bonne fois pour toutes à cette caste qu’ils ont absolument tout faux, et que ça a coûté la vie aux nôtres. Il faudra faire comprendre à cette caste qu’elle n’est que locataire du pouvoir. Et que les proprios… c’est nous.`

Caroline Constant.