Jour 15 de notre carnet de bord et « Au carrefour de l’union » de l’auteure, metteur en scène et comédienne Rosemonde Cathala. Elle vient de publier aux Éditions Arcane 17 un premier roman « Une identité française »
http://www.editions-arcane17.net/fr/livres/une-identite-francaise

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Au carrefour de l’union

C’est là, c’est bien là… Oui c’est arrivé, nous y sommes. Dans ce temps de suspension où l’humanité se fige, dans cette minute avant minuit qu’indique l’horloge de la fin du monde, dans cette impensable paralysie collective couronnant le silence. Le silence… Comme une pénitence. On pourrait presque entendre Jonas le prophète : « Dans 40 jours, Ninive sera détruite ! Convertissez-vous… ». Et nous voilà à retirer nos vêtements, nos habillages sociaux, nous revêtant de sacs recyclables, renonçant à nos gaspillages, cessant tous trafics non vertueux ; nouveaux jeûneurs d’un genre nouveau au diapason d’un carême chrétien égrenant sa quarantaine jusqu’à Pâques. C’est l’arrêt des cœurs, l’arrestation des impénitents, la traque des fauteurs. Embrasser devient hors-la-loi, se toucher est répréhensible, respirer plus d’une heure à l’air libre est passible d’amende. Vivre se résume à pêcher dans l’étui de la paranoïa mais l’amande de tes yeux, ai-je envie de dire, je la garde car rien n’altère le souffle des sentiments intacts.

J’ai gardé au cœur ton souvenir. Même si avant ce temps de pénitence, je t’avais laissé recouvrir de tant d’oripeaux soyeux à la manière d’un épouvantail : fakes news, gestes déplacés, sentiments épars et charriés, vents contraires, « restez-chez vous mais allez voter », autant de girouettes folles… Le silence frayé par ceux qui le payent du lourd tribut de leur vie, te débarrasse enfin de ces épouvantables. Confinée au cœur du cœur, je retrouve ta flèche intacte. Tu n’es jamais parti. Maintenant, je te garde à vue mon Orphée regardant Eurydice, toi qui conserves le souvenir de l’amour comme la plus précieuse des directions. Je m’aventure avec toi depuis ma fenêtre à garder le monde, me relie en passant par l’intérieur et nous voici au carrefour de l’union où tout se vend et tout s’achète : vie, mort… Union sous haute tension.

Ici, nulle voie unique mais la convergence des forces… Le silence assourdissant a détrôné le brouhaha, célébrant avec grandeur l’arrêt du moteur. A droite, plus de politiques assez bêtes pour se croire au-dessus des lois de la nature, Gérard Larcher fait son mea culpa face à Patrick Devedjan qui a rendu son dernier souffle quinze petits jours après les élections municipales ; au centre, plus de président pour prôner le consensus politique comme excuse quand il n’a pas su protéger son peuple envers et contre tous, à gauche, dans les couloirs des hôpitaux, on entend des Mantras chantés par des soignants et dans le ciel, on nous annonce une révolution vibratoire dans la nuit du 4 au 5 avril 2020 au moment où Jupiter et Pluton se croiseront… Au carrefour de l’union, nul ne renonce à sa croyance mais tous renoncent à faire tomber celle de l’autre.

N’avions-nous pas fait d’elle la face repoussante du conformisme ? L’union comme un prémâché versé dans un moulage simplificateur, creuset de la pensée unique, des forces fascistes et uniformisatrices ? Ou encore la sale domination du Un absolu. Dieu ? Mais est-ce cela l’union ? Je me souviens Orphée qu’il y a bien des années, j’avais pensé que seule une invasion martienne aurait le pouvoir de nous unir. Le temps a passé, j’ai rejoint les rangs de François Ruffin dixit : « Le danger qui peut nous rassembler, c’est la crise climatique » … Bien sûr, dans l’absolu, j’aurais voulu que l’amour ou son souvenir Orphée soit le seul véritable moteur du rassemblement universel mais force est de constater que le silence qui nous rassemble et règne ici est celui de la peur… Une peur nouvelle et traversant toutes les croyances, pétrie de la menace du « châtiment ». Car malgré la multiplication des fléaux, des signes apocalyptiques, sauterelles envahissant l’Afrique, ouragan Katrina faisant sonner la dernière trompette à La nouvelle Orléans, continents en feu… Ce n’était pas assez, pas encore, les signes souffraient de trop d’éparpillements. Alors plus vite, plus rapide encore, un tout petit microbe l’a fait, le coronavirus nous a unis.

Nous y sommes donc dans cette hypertension dont beaucoup de victimes souffraient, dans ce silence pavé de regards éteints, de corps à la merci des recueils de souvenirs… Vivants, nous regardons impuissants l’armée des morts entrer en lice, freiner les chevaux lancés à toute vapeur, calmer la course folle de notre humanité pour la ramener au pas au carrefour de l’union… Sinon, gare aux fous ! Qui d’autres que les morts pour faire taire l’absolue stupidité de l’obsession du rendement ? La frénésie productive ? Les ordres lancés à tort et à travers ? Faudra-t-il que le reste de nos terres immergées soient recouvertes à l’infini du corps de ces soldats dont le combat se déroule en terre pour que nous réalisions l’importance de nous arrêter ? Pourtant, à la différence de nos anciens, nous savons l’importance des gestes barrières et nous savons, oui nous savons, que pour que la paix soit déclarée, il nous faut poser un genou à terre et écouter les injonctions de l’infiniment petit.

Pour l’heure, plus d’autres productions que le sacrifice des vivants, d’autre rendement que leur dernier souffle. Aucune âme ne bronche de l’autre côté et par-delà l’immense forêt dévastée de poumons, par-delà l’ultime expiration de chaque être, j’entends le silence comme un dernier soupir avant le lancement d’un tempo nouveau ayant rompu avec la cadence infernale et soulageant l’humanité. Il me revient alors la célèbre phrase de Malraux : « Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas. » … Cette affirmation me semble prendre tout son sens. N’est-ce pas d’ailleurs, Orphée, plutôt le terme « spirituel » qu’avait employé l’homme d’Etat ? Erreur aux dires de son ami André Frossard : « Je ne me souviens pas de la date (en mai 1968, je crois), mais je me souviens de Malraux me disant, à propos des événements : « La révolution, c’est un type au coin de la rue avec un fusil ; pas de fusil, pas de révolution. » Puis, passant comme toujours de l’Histoire à la métaphysique, il a eu la fameuse formule que l’on cite toujours de façon inexacte : « Le XXIème siècle sera mystique ou ne sera pas » …

L’entends-tu Orphée ? Le tempo mystique auquel les morts nous ont assignés ? Ne laisse-t-il pas apparaître « le monde d’après » … ? Ce temps où il n’y aurait plus de sacrifices ; où la direction de chacun aurait pour seule cible commune la préservation de notre nature ; où nous, humains, pourrions en pleine liberté de conscience, choisir d’accorder une place véritable aux « forces de l’esprit », si chères à François Mitterrand. Et je vois, oui Orphée, un temps de confinement renouvelable, collectif et choisi, un accord mondial où tout s’arrêterait comme maintenant, en même temps, une quarantaine annuelle universelle sans autre malade que notre nature à bout de souffle et dont la seule fin serait de laisser respirer notre terre… Un temps de jachère où nous ferions retomber nos pollutions de masse, nos achats compulsifs. Temps hors vacances et de nos voyages en contrées lointaines, temps sans distinction d’obédiences où les uns pourraient prier, les autres méditer, temps consacré à l’exploration et à la conquête de l’esprit où nous pourrions marcher solitaires près de nos maisons, pousser la porte de notre intérieur et regarder la colombe se poser sur la fenêtre pour recevoir d’elle les clés de la compréhension du monde.